bizarre

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2 février 2023
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Est-ce que j'en souffre, d'être bizarre ?

Ça fait des semaines maintenant que je ressasse cette question. La réponse, comme souvent, est un maladroit « noui ».

Je ne compte pas changer qui je suis dans le but de me conformer à la normalité. Je veux me changer pour me rapprocher de la paix dans ma tête, pour devenir quelqu'un que j'aimerais et admirerais, aussi. Mais pas pour rentrer dans la masse. Ça ne m'a jamais vraiment attiré, ou plutôt si, mais d'une manière tellement tordue que ça m'exaspère rien que d'y penser : je voulais sortir du lot d'une manière classique, vue et revue, pour être vu comme unique mais pas dans un sens trop unique. Bref.

Pourtant il y a évidemment des moments où je me sens mal parce que je suis bizarre. Quand je me retrouve à discuter avec un adulte, ou n'importe qui que je n'ai pas correctement cerné et pour qui je n'ai pas encore élaboré la facette de moi adaptée à eux (je me comprends). Quand je me retrouve dans un groupe aux dynamiques changeantes. Quand je suis confronté à une nouvelle situation sociale. Quand je suis atrocement conscient du moindre frémissement de mon corps, de chaque micro-intonation dans mes mots.

Ça me pèse, de m'observer, quand je suis dans ces situations. Ça me lacère le cœur.

Pourquoi ?

Je crois que dans ces instants, je me hais à cause de cette incapacité à être normal. Je ne hais pas cette incapacité, c'est moi que je hais. Je hais chaque mots de travers, chaque rire au mauvais timing, chaque positionnement si peu naturel de mon corps, et même simplement mon corps, mes sourires forcés, mes yeux écarquillés, mes cheveux jamais comme il faut. Stop pour la liste. Je sais tout ça.

Est-ce vraiment moi que je hais ?
C'est la société qui m'ordonne de me haïr, c'est la normalité qui me susurre que je suis de travers. C'est juste un conditionnement. Je sais ce qui est normal ou bizarre et il est profondément inscrit dans mon esprit que ce qui est bizarre, c'est mal, du moins parmi les gens normaux. Alors cette haine de moi ne vient pas de moi. C'est le reflet de ma haine pour la société. Je me hais encore plus en sachant que je me hais à cause de la société, n'est-ce pas merveilleusement ironique ?

Est-ce que je souffre d'être bizarre, alors ? Oui, bien sûr. Je place cette souffrance à trois sur dix en terme d'intensité et d'importance. Il y a tellement plus grave et urgent à gérer.

Oui, mais ce malaise persiste.

Dois-je m'entourer uniquement de gens bizarres, alors ? Non. Ce n'est pas viable. Par exemple : mon groupe. Ça me rend heureux, pourtant c'est là que le décalage est le plus douloureux. Le décalage s'estompe-t-il un jour ? Vais-je l'accepter un jour, le prendre en moi, ajouter cette fissure à mon visage et la trouver belle comme les autres ? Ou au contraire, vais-je construire ce masque social qui commence même déjà à prendre forme, ce rôle que je me fabrique pour passer en pilote automatique avec les gens normaux ? Ne remarquent-ils pas mon regard vide, mes sourires qui ne montent pas à mes yeux, ne voient-ils pas les entremêlements de mes pensées sous la peau fine de mon front ? C'est tellement évident, pourtant. Si je croyais un peu plus à l'efficacité de ce masque, je suis certain qu'il fonctionnerait mille fois mieux. Si j'avais un peu confiance en lui, on serait un garçon formidablement normal.

Les gens normaux voient ce qu'ils veulent voir, et ignorent tout simplement ce qu'ils n'ont pas envie de voir. « Ignorent » dans le sens « ne réagissent pas » ; certains sont suffisamment fins pour voir les choses, quand même. Rudy a bien vu mon regard assassin la dernière fois, il ne me quittait pas des yeux et il attendait que je m'exprime avec des mots. L'Étoile le voit, à chaque fois que j'ai des pensées sorties de ma marée noire. Magnifique peut-être un peu, aussi. Mais les autres, non. Je crois que les autres, ils ne le remarquent même pas.

Ça fait partie du package « bizarre », d'être aussi attentif aux autres que je le suis ? Je passe ma vie à scruter les autres, à les analyser, calculer ce que je dois dire ou faire pour m'en tirer sans profondément blesser qui que ce soit. Blesser en surface, ça m'arrive, et même très souvent, mais on se répare si vite d'une égratignure...

Peut-être aussi qu'il faut que j'arrête de penser que je suis en danger dès que quelqu'un, en dehors de mes ami·es, est dans les parages. Arrêter de me figer comme un fichu lapin dans les phares d'une voiture à chaque fois que quelqu'un interagit avec moi. Enfin bon. J'imagine que ça aussi, je travaille dessus, plus ou moins consciemment. En tout cas, maintenant que c'est complètement conscientisé, je vais pouvoir prendre du recul quand je serai dans ces situations, discuter avec la panique pour qu'on trouve tous ensemble la meilleure solution.

Combien de Arlo et de V sommes-nous, dans ma tête ?

randomOù les histoires vivent. Découvrez maintenant