29 janvier 2024
__________Parfois j'y pense, à cet enfant que je porte dans un monde parallèle. Il y a deux scénarios possibles.
Dans le premier, j'ai une compagne. Je ne sais pas qui elle est ; tout ce dont je suis certain, c'est que nous sommes profondément amoureux et que cet amour est calme, une véritable mer d'huile qui est là de toute éternité, léchant le bord d'une plage dorée.
Elle et moi, nous tombons enceintes ensemble, en même temps. Une PMA ou un homme croisé un jour, je n'en sais rien - ça pourrait être beau, tiens, un plan à trois d'où résulteraient nos enfants. Nous vivons notre grossesse ensemble, et il y a de grandes et fortes émotions qui secouent le corps tout entier avec une violence délicieuse. Nous les éduquons ensuite tous les deux, nos enfants ; ils sont presque jumeaux, et ils ont une jolie relation fleurie, comme dans certaines fratries où les inévitables crêpages de chignon sont entrecoupés de séances de jeu et de discussions nourrissantes. Il n'y a pas de rapport hiérarchique entre les deux - c'est ça que j'aime chez les enfants nés en même temps. Nous avons une fille au moins, et elle est forte, elle a du chien, elle prend de la place et elle casse la figure aux garçons pétris de patriarcat.
Dans le deuxième scénario, j'ai un enfant seul, probablement né d'un homme sorti de nulle part et aussi vite reparti, un Basile. C'est un garçon, cet enfant, et il est du genre à donner le sourire et à toucher en plein cœur. Il est créatif et attentif, attentionné et doux aussi ; il fait attention aux gens et aux choses et il aime réfléchir. Cet enfant, je l'ai porté et élevé seul, avec mes ami·es autour pour me soutenir quand ça devient dur. Je me pose des questions terribles à cause du patriarcat et de la peur qu'il devienne un homme comme les autres, incapable de gérer ou exprimer ses émotions et dirigé par son égo mal placé ; mais en le voyant devant moi, ce bout d'humain tout neuf, je crois bien que l'anxiété s'envole et que je me fais confiance pour l'élever au mieux, parce qu'avec beaucoup d'amour et du bon sens, une sacrée partie du chemin est déjà faite.
En vrai, je n'aurai pas d'enfant plus tard. Je le sais, c'est inscrit dans ma chair depuis que j'ai abandonné l'idée d'en avoir douze. Douze ! Je me souviens d'en avoir discuté avec mes grands-parents, à l'époque ; je devais avoir cinq ou six ans. Je trouvais que douze, c'était un beau chiffre, et puis j'étais matrixé par les histoires du style petit Poucet ou l'Enfant Océan, où il y a des fratries immenses. Ma grand-mère atterrée et impatiente de casser mes fantasmes enfantins m'avait rétorqué : « et comment tu feras, avec tes douze enfants, pour t'en occuper ? » J'avais répondu tout naturellement que mon mari et moi, on se partagerait le travail. Elle avait ri. Elle trouvait ça mignon que je croie qu'un homme puisse s'investir dans l'éducation de ses enfants. Ça l'avait surprise que la participation du père soit normale, dans mon univers – j'imagine que ça dit quelque chose de la place qu'à eue mon père dans mon enfance.
Je n'aurai pas d'enfant parce que le monde court à sa perte ; parce que si j'ai un garçon, je ne pourrai pas l'aimer inconditionnellement, et parce que si j'ai une fille, je ne pourrai pas la regarder dans les yeux en sachant dans quel monde ignoble je l'aurai mise au monde ; parce que la planète se meurt et que l'humanité, rongée par un mal qu'elle a créé de toutes pièces, tombe en lambeaux radioactifs ; parce qu'avec mes angoisses, mon indécision, mes peurs et mes phobies, je ne serais pas capable d'élever un enfant ; parce qu'un chien c'est tout aussi bien et drastiquement plus simple.
Parce que je n'aime pas les enfants, aussi. Ils me mettent mal à l'aise. Ils ne connaissent pas les conventions sociales qui me protègent. Ils touchent sans demander avant, ils posent des questions intrusives, ils s'attachent trop fort et trop vite, ils ne savent pas gérer leurs émotions, ils crient, ils pleurent, ils boudent, il faut leur lire des histoires, changer leurs couches, les socialiser, les sortir pour les crever histoire qu'ils dorment ensuite, trouver des stratagèmes pour qu'ils mangent leurs légumes, pour qu'ils aillent se coucher, pour qu'ils mettent leurs chaussettes, pour qu'ils prennent leur douche, pour qu'ils se tiennent à carreau. Parce que c'est un engagement à vie sans retour en arrière, parce que ça expose d'autant plus aux regards des autres. Parce que les gens viendront me parler comme s'ils étaient dans leur bon droit, parce que les enfants embêteront mes chiens et mes chats, parce qu'ils renverseront les pots de mes plantes et mes jolis aquariums sans poissons.
C'est un emmerdement, un enfant, et je n'ai pas la capacité d'amour et de patience nécessaire pour les élever sans les casser.