Cyprès (J.)

15 3 2
                                        

8 janvier 2024
__________

Je ne veux pas tomber amoureux, Cyprès. Parce que l'amour amoureux est le pire qui soit. Il tire, tord, repousse et attire tour à tour ; il prend ton cœur et le déchire en lambeaux, il te fout des coups de poing dans l'estomac – c'est ce que certains appellent les papillons – et puis à la fin il te jette sur la grève et t'as plus que tes yeux pour pleurer.

Alors quand tu me regardes avec tes prunelles qui brillent, que tu me souris avec cet air pétillant, que tu me jettes des coups d'œil en coin : tout ce à quoi je pense, c'est « purée, j'espère qu'elle ne songe pas à ce à quoi je crois qu'elle songe ». J'espère que ton attention particulière – elle est pleine de paillettes et de petites lucioles, ton attention – n'est due qu'à une curiosité amicale. J'espère que tu aimes les garçons, "les vrais", et qu'il n'y aura jamais aucune ambiguïté.

Pourtant j'avoue, quand tu me regardes dans les yeux, mon cœur chute dans ma poitrine, il va s'écraser sur mes tripes qui se nouent.
Au fond j'en crève d'envie, j'ai envie de te prendre dans mes bras et de sentir nos corps qui s'épousent l'un l'autre comme s'ils avaient été façonnés pour ça, j'ai envie de discuter avec toi jusqu'au bout de la nuit, sur le dos côte à côte en regardant le plafond ; j'ai envie de t'embrasser tout doucement et de caresser ta peau partout où je la vois. Est-ce que c'est bizarre de penser à ça alors qu'il ne s'est encore rien passé ? Si je voulais aller plus loin encore, je dirais que je veux sentir ton poids sur moi, je veux te contempler dans la pénombre d'une chambre à la nuit tombée, je veux presque griffer ta peau en t'embrassant pas que sur les lèvres. Et puis je veux faire des siestes contre toi, je veux me promener dans la campagne avec Delva et toi, je veux t'écouter chanter, je veux juste être là avec toi. Je veux tresser tes cheveux et graver chacun de tes traits dans mon esprit, de tes cils noirs à ta taille un peu large, d'où tes beaux pantalons dégringolent. Je veux glisser mes mains dans ces pantalons et que tu lises toutes mes pensées dans mes yeux. Je veux que ton univers et le mien se percutent l'un l'autre, qu'on en soit changés tous les deux et qu'on deviennent quelqu'un d'autre ensemble, comme le dirait ce purin de Tournier. Je veux qu'on crée un nouveau point de vue sur le monde, une vision rien qu'à nous, pour donner raison à Badiou. Je veux t'embêter en faisant tout le temps des références à ce satané chapitre de philo sur l'amour.

Peut-être que rien de tout cela n'adviendra, et ça sera très bien ainsi. Ça me reposera qu'il n'y ait rien, je n'aurai pas de nouvelles questions sur l'année prochaine pour me tarauder.

Et peut-être que ça adviendra, probablement d'une manière que je n'ai pas envisagée – parce que les scénarios imaginés, aussi plausibles soient-ils, sont par définition irréalisables, c'est-à-dire qu'ils n'existeront jamais exactement en tant que tels, justement parce qu'ils ont déjà été supposés.
Peut-être qu'on deviendra Cyprès et Arlo, et qu'on s'aimera amoureusement et que ça fera mal, mais comme l'humain est sado-maso, on sera contents. Ça serait beau, je crois, qu'on s'aime.

randomOù les histoires vivent. Découvrez maintenant