Le petit homme violâtre et son coéquipier à la taille élancée pénétrèrent dans un immeuble tout proche de la gare centrale de Liège. Le vestibule, un peu plus sombre que celui de l'établissement dans lequel Zoran était détenu, avait pour éléments les plus immanquables de l'élégant décor un papier peint baroque aux arabesques dorées, une moquette sépia agrémentée de petits losanges crèmes et de magnifiques rideaux de soie délavée à lambrequins. Un homme âgé d'environ un demi-siècle, lunetté et les cheveux frisés retombant jusqu'aux épaules, se trouvait assis derrière une banque d'accueil en bois de bouleau. Il sembla assurément surpris par l'entrée des deux compères en treillis.
<< Bonjour. Que puis-je faire pour vous ? >>
Ils parvinrent à sa hauteur.
<< Commandants Anselmo Rojas et Izidor Kaluža des forces armées. Nous recherchons un jeune forçat ... Pouvez-vous nous aider à l'identifier sur ce transparent A5 ? >> demanda le pilote du chasseur grège.
Le personnage à la peau marquée par l'argyrisme déroula une feuille transparente au format désigné et la tendit au nez du réceptionniste ; une image représentant le garçon concerné et, en arrière plan, le défunt Pero couché sur le bitume, peu avant de se faire exécuter, se dessina. L'employé, grâce au dispositif de pointage intégré sur le support, effectua un zoom sur le photogramme capturé par la caméra fixée à l'un de leur fusil à foudre.
<< Heu ... Bien sûr. Son nom est Zoran Ivanović. Il passe souvent dormir dans ce pénitencier.
— Est-il là ? Nous aimerions lui parler.
— Non ... Attendez, je vais voir dans quel pénitencier il était censé passer cette nuit. Je vais vous donner l'adresse ...
— Très bien ... >>
L'homme pianota sur un clavier virtuel affiché sur un transparent A4 qui s'avérait manifestement être connecté au moniteur qu'il avait devant les yeux.
<<Tiens ... C'est bizarre ...
— Quoi ? >>
Il tapota de nouvelles instructions afin, forcément, de vérifier la justesse de son soupçon.
<< ... Il s'est totalement volatilisé de la base de données.
— Cherchez encore ...
— Il n'est plus référencé ... J'ignorais qu'il avait été libéré.
— Non, il travaillait bien avec des forçats ce soir, nous l'avons vu de nos yeux.
— Alors ... Je veux bien vous croire mais ... C'est très curieux ... Je ne trouve aucune trace de lui ... C'est comme s'il n'était plus en état d'incarcération. Pourtant, en effet, je l'ai encore vu il n'y a pas si longtemps ... Il y a peut-être un bug sur le serveur ...
— Vous êtes un Gardien de la Suggestion ... Vous feriez mieux d'informer le Ministère de la Justice de ce dysfonctionnement ...
— Vous avez raison, je m'y applique ... >>
Anselme et Izidor s'échangèrent un regard.
<< Les recherches risquent d'être un peu plus longues que prévu. >> présuma le grand bonhomme à la voix niaise.
Une dizaine de coqs domestiques amusants, aux couleurs de plumage variées et issues d'une palette irisée, se mirent à chanter le lever du jour dans un paysage champêtre, de plus en plus nombreux au fur et à mesure que le soleil rayonnait. Deux détonations retentirent et interrompirent l'animation numérique. Le matou se réveilla subitement en poussant un cri, vraisemblablement victime d'un cauchemar. L'astre du jour illuminait la cité ardente, ses rayons débordant du couvre-fenêtre de la tabatière et se jouant allégrement de la porosité du tissu. L'animal tourna la tête et découvrit le garçon qui lui avait sauvé la vie assis à terre et appuyé contre la glace du placard, pâle, le regard vitreux et légèrement cerné.
<< Tu n'as pas dormi ? >>
Zoran ne répondit pas. La petite bête se leva.
<< As-tu réfléchi à la proposition que je t'ai faite hier ? Ce n'est pas une bonne idée que tu restes ici, dans tous les cas ... >> relança l'animal avant de s'étirer.
Le forçat finit par orienter les yeux vers son interlocuteur et, au bout de quelques nouvelles secondes de mutisme, s'exprima enfin : << ... Je m'expliquerai avec l'armée. Je ne suis pas fou. Tant pis si je dois prendre dix ans d'incarcération en plus, au moins je garde espoir de devenir un jour citoyen de la Suggestion ... >>
Le félin noir se lécha une patte antérieure puis, avec l'humidité déposée sur celle-ci, se nettoya l'envers des oreilles. Il sauta ensuite sur le parquet.
<< Je pense que tu serais moins en danger avec moi. Tu prends la mauvaise décision. >>
Le collègue des défunts Pero et Qendrim s'abstint de nouveau de répliquer.
<< Tant pis ... Je suis ravi de t'avoir connu ... Désolé de t'avoir libéré hier soir ... Bon courage. >>
Le chat se rendit jusqu'à la porte et effectua un bond en hauteur afin d'atteindre le bouton virtuel permettant de déclencher son coulissement. Il tourna une dernière fois la tête vers le jeune homme, qui, l'esprit vraisemblablement toujours aussi rongé, daigna lui accorder un dernier regard - aussi vide fut-il. Il sortit de la cellule. Le silence régnait dans le pénitencier, ce qui pouvait s'expliquer par le fait que l'écrasante majorité de sa population était, selon toute vraisemblance, encore sous les draps. Il descendit les trois escaliers qui reliaient le dernier étage au rez-de-chaussée et repéra, tout juste arrivé à celui-ci, un panneau indiquant la cantine représentée sous le pictogramme d'un couteau et d'une fourchette.
Un son bref et aigu retentit de la montre de la réceptionniste qui se trouvait déjà au même poste le soir précédent. Elle la détacha de son poignet et, les deux parties du bracelet en grains de riz instantanément figées, porta l'extrémité de l'une d'elles auprès d'une oreille et l'autre bout auprès des lèvres ; l'instrument de mesure de temps faisait dès lors office de vieux téléphone.
<< Allô ? >> fit-elle.
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KATZEN - Tome 1 : Mémoire morte [Wattys2021]
Science FictionGAGNANT WATTYS 2021 ⭐ Un mystérieux chat noir pourchassé par l'armée libère un jeune prisonnier ayant participé, quelques années plus tôt, à la dernière guerre des Balkans. Au fur et à mesure d'une traque qui se poursuivra au travers de l'Europe et...