Edilyn (Chapitre 127)

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"Oh, Aevin, tu m'as tellement manqué..."

"Et toi donc..."

Je regarde fixement la table de bois du deuxième salon de mon appartement. Si je ne me contrôlais pas, je fracasserai sans attendre l'écouteur me retransmettant tous les faits et gestes de Thaïs.

En envoyant Gaëtan à sa recherche, je savais parfaitement à quoi je m'exposais. Mais j'ai cru que les années ayant passées, je serais plus forte. Il faut croire que non... Je suis toujours aussi furieuse, aussi jalouse...

Eric... Thaïs ferait tout pour lui. Aevin aussi. L'espace d'un terrible instant, tout bascule dans ma tête. Suis-je prête à sacrifier cet enfant malade, cette unique personne à posséder mon amitié ? J'hésite... Avant de secouer la tête.

C'est inutile, je le sais. J'aime trop Eric. Comment cet étrange petit garçon a-t-il su gagner et surtout garder mon amitié ? Je ne le sais pas moi-même. Peut être parce que je n'ai jamais vu nulle part d'autre enfant à la fois si fier et si fragile. Ce curieux mélange m'impressionne, me fascine.

Il a demandé à voir sa sœur ? Très bien, il la verra... Je serre un peu plus mes poings à cette simple idée. Il n'y a de toute façon pas trente six mille solutions. Je vais devoir la revoir, me contrôler.

***

Il fait beau ce soir... Les cheveux détachés et tressés, une jolie robe d'été, je me sens plus belle que jamais. J'aime assez cette sensation. Mes doigts courent sur les touches du piano sans que je me concentre. J'aime créer cette musique, j'aime l'entendre.

Il me semble, l'espace d'un instant, qu'elle retranscrit mes émotions pour les porter jusqu'au ciel. Je ne sais plus où je vais, je ne sais plus où je suis...

Je m'arrête et le silence de mon appartement me pénètre intérieurement, me glace le cœur. Quel vide... Je me relève brusquement de mon siège et délaisse le piano pour me diriger vers l'enfilade de pièces.

J'arrive rapidement à la dernière et ouvre la porte doucement, comme à mon habitude. Le lit d'Eric est vide... Je m'apprête à paniquer lorsque j'aperçois une forme sombre sur le sol.

Je me penche vers l'enfant évanoui et pose ma main droite sur son front. Je ne l'ai jamais sentit aussi brûlant. Sans perdre un instant mon calme, je le prends dans mes bras et le repose sur le lit. J'appelle l'infirmière et entreprends de remettre en place les perfusions qui s'étaient détachées dans sa chute.

-Eric, qu'est ce qui t'a pris ?...

Il entrouvre ses yeux sombres, qui me paraissent maintenant dépourvus de toute lueur. Je déteste cette idée de sa cécité... J'aimerai faire tellement plus pour l'aider...

-Je... J'ai voulu te rejoindre mais... Je n'en ai pas eu la force.

-Ne refais plus jamais une chose pareille, tu sais bien que les médecins ont dit que tu ne devais pas te lever...!

Il acquiesce de la tête, doucement, comme seul sait le faire un enfant fiévreux. L'infirmière arrive et je découvre à sa suite le docteur que j'ai sévèrement mis dehors la dernière fois. Pourtant, aujourd'hui, devant l'état d'Eric, je suis plutôt contente qu'il soit là.

Le docteur s'approche d'un pas sûr vers Eric et mesure quelques paramètres que je suis incapable de reconnaître. Il se tourne alors vers moi en se relevant, froid, légèrement condescendant.

-Je vous l'avais dit, cet enfant n'a aucune chance... Il est en train de mourir, lentement mais sûrement. Que comptez vous faire ?

Faire quelque chose. Une idée quelque part si rassurante. Je frissonne et sens au fond de moi quelque chose d'incertain briser ma carapace de dureté. Je refuse d'envisager ne fus-ce qu'un instant l'euthanasie. Le docteur se tourne un peu plus vers moi.

-Vous lui épargneriez pourtant bien des souffrances inutiles...

On dirait qu'il devine mes pensées... Je ferme les yeux, tentant de conserver une attitude calme et impassible.

-Mais je le priverai d'une partie de sa vie. Qui suis-je pour prendre une telle décision ? Qui suis-je pour laisser commettre devant mes yeux un assassinat ?

-Vous exagérez la situation...

-Mais où est la différence ? Ou se situe la limite ?

L'homme garde le silence, ne sachant que répondre. Ou est la limite ? Question à la fois si cruciale et si inabordable... Qui peut y répondre ? Le docteur se contente d'afficher une moue de mépris avant de me tourner le dos. Je le rattrape brutalement par le bras.

-Docteur ?

-Oui ?

-A partir d'aujourd'hui, vous ne l'êtes plus.

Un frisson de panique traverse cet homme et brise son masque de suffisance.

-Que voulez-vous dire ?

-Simplement que je vous destitue de vos fonctions.

-Vous n'avez pas le droit, je vais faire appel à...

-Monsieur, vous avez une famille ? Vous n'aimeriez pas qu'ils aient des ennuis à cause de vous...

-Non... Non, bien sûr que non. Je ne suis plus docteur.

-Vous pouvez disposer, monsieur.

Je le regarde s'éloigner de la pièce, les épaules voûtées et une haine rentrée à l'intérieur de lui même, avec un soupçon de joie irraisonnée et froide. Eric est beaucoup trop fiévreux pour avoir saisit ne fus-ce qu'une parcelle de la discussion. Je me retourne vers l'infirmière, restée près du lit, trop paniquée pour oser lever la tête.

-Mademoiselle ?

-Oui ?

-Vous n'avez jamais entendu cette conversation, non ?

Elle hoche silencieusement la tête. Au fond, si elle parlait, cela ne me ferait pas grand chose. Mais je prends tout de même un minimum de précautions... Mes yeux s'attardent sur son joli visage encadré de cheveux blonds, et je ne peux retenir une désagréable impression de déjà vu.

Les souvenirs remontent dans ma mémoire tandis que je tente de surmonter les étranges sentiments qui m'envahissent. Pourquoi est-ce-que ces jolis yeux bleus m'emplissent ils autant de panique ?

Un souvenir bloqué... Je grimace, comprenant dans un éclair. On m'a effacé partiellement la mémoire, au moins une fois. La rage qui m'envahit à cette découverte me pousse à tenter de briser ce qui m'empêche d'accéder à mon mystérieux souvenir.

La jeune infirmière a de nouveau baissé la tête et elle tente de se faire la plus discrète possible pour ne pas croiser mon regard. Mais je suis sûre d'une chose : je n'évoque aucun souvenirs particuliers dans son esprit. Elle a simplement peur de moi.

Ça y est ! Un sourire m'échappe tandis que je sens les souvenirs affluer dans mon esprit. Un transfert d'âme... J'ai assisté à un transfert d'âme... Mais de qui ?

Intemporel T1 & 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant