Edilyn (Chapitre 137)

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Je sens quelques gouttes de sueur perler le long de mon front. La couchette m'emprisonne et m'empêche de bouger.

Toute ma vie défile devant mes yeux alourdis par une fatigue inhabituelle grâce à l'action du contenu de la seringue. Petite fille, lorsque je regarde passer un train suspendu, enfant, lors de mon premier voyage toute seule en aéronef, la rentrée de Gabriel à l'Académie, ma solitude, la joie de connaître Thaïs, Aevin... Gaëtan aussi.

Tout se mélange en une course folle qui défile sans ordre véritable dans mon esprit. Je comprends alors pourquoi le docteur a parlé de force psychologique. On n'a pas vraiment envie de lutter... Juste de se laisser dériver en contemplant son passé.

Le plus dur est de trouver le courage de tenter d'arrêter la spirale infernale sur un point précis. Je le tente sans succès, de multiples fois. J'ai trouvé le souvenir manquant... Il s'agit d'une image noire qui passe au milieu du déluge de toutes les autres sans jamais que je parvienne à l'arrêter. Je sais qu'au moment où je réussirai à me concentrer suffisamment dessus, je pourrais revivre ce souvenir effacé...

Lentement, je rassemble toutes mes forces pour les lancer dans la bataille. Mais il y a toujours quelque chose qui vient me distraire. Thaïs m'annonçant ses fiançailles, Aevin me souriant lors de ce fameux soir au restaurant...

Et brusquement, sans prévenir, tout s'arrête. J'ai réussi. Je plonge dans l'étrange image noire et mes yeux se mettent à revivre toute la scène en pensée.

***

-Alors, princesse, que pensez-vous de votre stage ?

-Oh, c'est absolument fantastique docteur ! Qu'en pensez-vous ? Je suis presque une infirmière parfaite non ?

Le docteur, un homme légèrement âgé mais dégageant un charme remarquable et attachant, se tourne lentement vers moi avant d'éclater d'un rire joyeux et communicatif.

-Bien sûr... Une apprentie-infirmière... Et puis, dois-je vous dire que vous êtes beaucoup trop bavarde ?

-Oh, non ! C'est franchement inutile, docteur. Vous me l'avez dit au moins deux-cent-quatre-vingts-quinze fois depuis que nous nous sommes rencontrés...

-Et vous n'avez tenu compte d'aucun de mes avertissements... Une infirmière obéit aux docteurs, vous savez bien cela ?

Nous éclatons tous deux de rire. Ce stage que j'ai commencé est absolument merveilleux. Je suis dans le petit hôpital privé du palais et j'ai passé deux semaines splendides à apprendre une foule de chose... Nous sommes deux jeunes filles, moi, et une autre tout de même bien plus âgée que moi-même, véritable infirmière et assistante du docteur.

Pourtant, brusquement, le sérieux revient dans notre petite salle. Une petite alarme se met à résonner dans le bureau. Le docteur ne perd pas son temps et en deux trois minutes, tout est prêt pour accueillir une urgence. Nous savons que d'un instant à l'autre, un blessé ou un malade va apparaître dans la salle... C'est le système du palais de prévenir ainsi grâce à l'alarme qui ne résonne que dans le quartier-hôpital.

Malgré moi, je recule légèrement, comme à mon habitude, inquiète de ce que je vais voir apparaître. J'ai du mal à me sentir forte, mais j'essaie, et lentement je sens que je progresse...

La porte s'ouvre d'un coup et deux gardes en uniforme impeccable apparaissent dans l'encadrement, portant une jeune fille aux cheveux bruns et aux yeux fermés sur un brancard.

Le docteur et l'infirmière l'installent rapidement sur un lit en silence et mettent en place tous les fils, les machines et les perfusions. Le médecin chasse d'un revers de la main les gardes, pour se laisser de la place. Nous sommes maintenant de nouveau trois dans la salle... Car je l'ai compris en même temps que le docteur : on pourra tout tenter, pour la jeune fille, c'est trop tard...

Je ferme lentement les yeux puis m'approche du lit.

-Docteur, puis-je vous être utile ?

Pâle, la mine déchirée par la tristesse, il me répond d'une voix d'outre tombe, accompagnée d'un vague geste de la main.

-Non, c'est inutile... Il... Il n'y a plus rien à faire.

Je ne suis étonnée ni de sa tristesse ni de son désarroi. Je crois que c'est cela que j'ai le plus aimé chez lui, dès le départ. Malgré toutes ses années de pratique, il ne se résigne toujours pas à l'échec, à la mort... S'il le pouvait, il sauverait le monde entier.

Les machines continuent de faire du bruit, mais nous savons tous que c'est inutile. La jeune fille est cliniquement morte... Le docteur se tourne lentement vers moi :

-Écoutez, vous pouvez partir pour aujourd'hui, il n'y a plus rien à faire... J'aimerais que vous nous laissiez.

Incapable de trouver mes mots, déboussolée par cette approche soudaine de la mort, je me contente d'acquiescer, étonnée également qu'aucune famille ne soit encore là autour de la jeune fille.

Je passe dans la petite pièce d'à côté et attrape d'une main qui se voudrait ferme mon manteau de soie. Je suspends alors mon geste et m'approche lentement du mur. Le docteur téléphone...

-Allo ? Colonel ?

-...

-J'ai... J'ai peut être une chance pour votre fille. Venez vite à l'hôpital du palais.

-...

-Non, je vous l'ai déjà juré. Jamais je ne permettrais d'annihiler l'âme de quelqu'un... Mais j'ai poursuivi mes recherches. Je crois que je sais aujourd'hui transmettre une sphère Acia à un corps cliniquement mort. Il lui manque une âme... Il manque à votre fille un corps. C'est probablement votre seule chance... Venez-vous ?

-...

-D'accord. Ne vous inquiétez pas, je partage votre douleur. Vous me connaissez, je ne suis pas sans cœur. A tout de suite...

J'entends le léger déclic. Je tente de mettre alors de l'ordre dans mes idées. Ce que je viens d'entendre... C'est une terrible atteinte à la loi et un projet fascinant. Les sphères Acia ont été interdites depuis longtemps... Mais je comprends le désir du docteur de donner sa chance à cet inconnu...

De toute évidence, sous le choc, l'infirmière comme le docteur ont totalement oubliés ma présence dans la pièce d'à côté. Je calme ma respiration saccadée. Et je prends une décision dangereuse... Je vais rester cachée ici et assister à la suite des événements.

Le docteur peut-il réellement réussir ?

Intemporel T1 & 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant