Ysa (Chapitre 8)

415 63 62
                                    

Je dévisage avec stupeur le jeune homme pendant quelques secondes. Les passants me bousculent légèrement mais je n'y fais pas attention.

-Attendez... Vous avez besoin de mon aide alors que vous ne me connaissez pas ?

Il me fait signe nerveusement de regarder à sa gauche et je remarque avec stupéfaction qu'il tient par la main une gamine de onze ou douze ans. Elle nous fixe avec de grands yeux bleus sans dire un mot.

-Qu'est-ce-que vous voulez exactement ?

Il daigne enfin me répondre et lâche quelques mots d'un trait :

-Écoutez, je ne sais pas qui vous êtes mademoiselle mais je n'ai que très peu de temps. A Ivy, tout le monde me connaît et...

Je hausse un sourcil surpris et demande :

-Ah ? Qui êtes-vous ?

Il lève les yeux vers le ciel noir avant de dire d'un ton exaspéré :

-Visiblement je n'ai peut-être pas choisis la bonne personne dans cette foule. Je suis le maire d'Ivy.

Rien que ça. À vingt ans. Mais je ne montre pas ma surprise et me contente de répondre en levant la tête avec défi :

-Eh bien, écoutez monsieur le maire, moi je suis légèrement pressée et...

Une lueur paniquée envahit aussitôt son regard et il m'agrippe le poignet pour m'empêcher de m'éloigner. Les gens nous jettent un coup d'œil en passant mais se contentent de hausser les épaules.

-Écoutez mademoiselle... Dans quelques minutes la ville entière saura que la princesse s'est enfuie du palais... Si quelqu'un me reconnaît et me voie avec une enfant, il fera aussitôt le lien... Je ne peux pas en prendre le risque.

Je jette un nouveau coup d'œil à la gamine. Elle se tient bien droite mais je suis soudain frappée par la tristesse qui transparaît dans chacun des traits de son visage. Mais je me secoue mentalement pour répondre le plus calmement possible :

-Comment l'avez-vous retrouvée ?

-Un de mes hommes était là quand un couple s'apprêtait à la lyncher sur place...

-... Et il l'a récupérée et s'est débrouillé pour que le couple ne parle pas de sa mésaventure. Et maintenant vous souhaitez me confier votre danger ambulant pour sortir d'ici. Pas question.

-Mademoiselle ! Le temps presse ! Ici tout le monde me connaît !

La petite lève tout à coup les yeux vers moi et murmure froidement :

-Ça m'est égal de mourir vous savez.

Et, comme si c'était une évidence, elle ajoute :

-Les gens me détestent.

Est-ce cela qui me décide brusquement ? Je me retourne avec exaspération vers l'inconnu et demande :

-Et quel serait mon intérêt ?

-Votre intérêt ?

-Ne croyez pas que je fasse quoi que ce soit pour la bonne cause. Je ne suis ni loyale ni désintéressée. Alors trouvez rapidement quelque chose pour me convaincre.

-Esteban !

Quelqu'un l'appelle derrière nous. Le visage soudain blême il me lance très vite :

-Les relations mondaines ça vous tente ? Je vous trouverai une invitation pour la soirée donnée au palais dans cinq jours.

La soirée du palais ! Même dans mes rêves les plus fous je n'ai jamais pu m'imaginer y aller. Je n'ai ni une grande fonction officielle ni une position sociale importante... Mais une soirée au palais signifie de nombreux bijoux exposés...

La voix derrière nous retentit de nouveau.

-Esteban ! On ne se retourne plus pour un vieil ami ?

Le maire m'adresse un regard suppliant. Je me décide d'un coup. Je prends la main de la gamine dans la mienne d'un geste vif et laisse tomber quelques mots :

-12, tour Diro. Demain, à dix heures, et vous avez intérêt à être à l'heure.

Et je tourne les talons, entraînant derrière moi cette satanée princesse. Mais elle me vaudra l'occasion de découvrir les bijoux des grandes dames de la société... Mes yeux brillent à cette seule idée. J'entends derrière moi l'ami gênant dire à mon interlocuteur :

-Tiens, j'ai fais fuir une demoiselle. Peine de cœur ?

Je n'entends ensuite que leur éclat de rire et retiens moi aussi un sourire légèrement narquois. J'ai peut-être fais une bonne affaire aujourd'hui après tout. Mais la princesse me tire de mes pensées en me criant :

-Attendez !...

Je m'arrête sur le bord de la grande route dans un coin sombre entre deux magasins illuminés.

-Qu'y a-t-il...?

Elle devine ma question muette et répond :

-Je suis Saldya. Mais je ne veux pas aller avec vous. Je ne veux pas repartir là-bas.

-Ah oui ? Mais moi je te garde jusqu'à demain matin, libre à toi de faire ce que tu veux ensuite...

-Non, vous ne comprenez pas...

Je l'agrippe alors de nouveau par le bras et l'entraîne pratiquement de force en avant. J'ai soudain terriblement hâte d'arriver chez moi et d'être en sécurité. Est-ce une impression ?

Il me semble saisir dans la foule de ce début de soirée un curieux changement d'atmosphère.

J'entraîne toujours plus vite Saldya avec moi et bouscule une femme en passant. Mais je ne peux hélas ne pas entendre sa conversation.

-... Elle s'est enfuie du palais... On tient enfin l'occasion de se venger ! Il faut qu'on la trouve...

Et plus loin, en passant devant un groupe constitué d'hommes d'un certain âge et de quelques enfants :

-Vous vous rendez compte ?

-Ce n'est qu'une enfant...!

-Mais sa mère est un monstre et elle n'est pas l'héritière légitime ! Les gens comme ça, on ferait mieux de s'en débarrasser dès la naissance...

-... Où se cache cette sale gamine ? Vous pensez qu'elle ressemble à Edilyn ?

Pour la toute première fois de mon existence, je sens mon cœur se serrer pour quelqu'un d'autre que pour moi. Je jette un coup d'œil à Saldya qui marche toujours vite à côté de moi. Elle est blême. Mais ce n'est pas mon métier de me mêler de politique, et encore moins de consoler des enfants...

Mais nous passons alors devant un jeune couple qui se tient par la main. Et la fille, jolie d'ailleurs, est justement en train de dire à celui auprès d'elle :

-Tu sais, je crois que si j'étais cette enfant, j'aurai honte de vivre...

Je sens alors une secousse à mon poignet gauche. Saldya s'est débarrassée de ma main et s'enfonce déjà de nouveau dans la foule en sens inverse.

J'hésite quelques secondes avant de me décider et de me précipiter sur ses traces :

-Non ! Ne t'en va pas, je t'en prie, ne les écoute pas !...

Mais la petite silhouette disparaît toujours plus en avant dans la foule et je sens mon cœur se mettre à battre plus rapidement tandis que j'accélère ma course.

Si je ne la retrouve pas rapidement, elle serra reconnue. Et tuée sur place par une foule en colère.

Intemporel T5 & 6Où les histoires vivent. Découvrez maintenant