Edilyn (Chapitre 20)

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Elle a osé ! Venir ici avec ses cheveux bleus ! N'a-t-elle pas remarqué que d'un accord tactique tout le monde semble éviter cette couleur ? De toute évidence non. Et si les gens ont dû s'étonner, ils sont vite passés sur ce détail.

Je jette un léger coup d'œil à Saldya à ma gauche. Elle me fixe sans détourner un instant ses yeux des miens. Je salue d'un mouvement de tête la foule et lance avec un froid sourire :

-Bienvenue pour cette soirée au palais...

Puis, sans un mot supplémentaire inutile, je m'avance de quelques pas suivies de mes filles, en laissant mes gardes devant la porte. La foule recommence à envahir l'espace et la piste de danse mais je devine les regards posés sur ma nuque.

Je m'arrête à deux pas de celle qui a sauvé ma fille. Comment prendre la parole ? Toute son attitude... C'est Gabriel. Je me mords violemment l'intérieur des joues pour réussir à rester impassible. La jeune fille semble attendre que je prenne la parole et paraît étonnée de mon silence. Syldia me sauve la mise en disant avec un grand sourire :

-Nous voulions encore te remercier...

Ysa. Elle ne s'appelle qu'Ysa. Je ne dois pas oublier cela. Je me force à murmurer :

-Oui, ce que vous avez fait pour ma fille... Je ne sais comment vous remercier.

Elle incline la tête. Quelque chose me dit que c'est par pure politesse mais qu'elle est le genre de personne à braver le danger juste parce qu'il y a un panneau "interdit" posé sur une barrière.

-Je n'ai fais que mon devoir majesté...

Beaucoup de personnes nous fixent des yeux. La fuite de Saldya n'est pas restée inaperçue et tout le monde sait qu'elle est rentrée au palais sauve de justesse. À ma grande surprise, mêlée d'une sincère admiration, Eslimea lance à son tour :

-Merci vraiment pour ma sœur... C'est... C'était très généreux.

Ysaïne éclate alors d'un rire franc. Il me semble voir Gabriel de nouveau un bref instant et je lutte contre moi-même pour ne pas tituber. Il me semble soudain que cette salle de soirées n'est en fait que l'endroit où je tomberai. Devant une fille de dix-huit ans qui ignore même le pouvoir qu'elle a sur moi. Saldya avait raison de dire qu'elle me ressemble. Physiquement, elle est aussi belle que moi -sans modestie inutile, c'est une qualité que je n'ai jamais possédée- mais n'en a probablement pas conscience, en tout cas pas à sa juste valeur. Penchée vers Eslimea, elle lui murmure suffisamment fort pour que tous autour de nous entendent :

-N'en dis pas plus, je pourrai devenir royaliste !

Il y a un moment de flottement dans la salle. Froidement, je demande :

-Vous ne l'êtes pas déjà ?

Un rien provocatrice, mais avec une classe certaine, elle répond avec son éternel sourire :

-Je suis opportuniste majesté. Alors vous savez...

Elle s'est redressée vers moi et un mouvement de la foule nous rapproche l'une de l'autre et il me semble même qu'elle effleure mon bras avant de brusquement reculer. J'ai l'impression d'avoir reçu une décharge électrique.

Je sais que tout le monde attend ma réaction. Mais je ne pense qu'à une chose : la véritable héritière du pays n'est pas vraiment royaliste !

Je m'apprête à répondre mais mes yeux se posent alors une nouvelle fois sur son visage. Son insupportable visage.

Sans dire un mot, à la grande surprise de toute l'assemblée, je tourne les talons et m'éloigne droit devant moi jusqu'à la grande porte. Tous me fixent, immobiles. Ysaïne se contente de sourire et je devine que quelque chose se termine aujourd'hui.

Je jette un coup d'œil froid autour de moi et dit de ma voix hautaine :

-Eh bien qu'attendez-vous ? Dansez ! Amusez-vous ! Mademoiselle est une opportuniste ? Félicitez là de ma part ! Mais que pas un seul d'entre vous n'essaie seulement de me défier comme elle... Dansez !

Tout le monde est stupéfait mais s'empresse de m'obéir. Ils tiennent tous à leur misérable vie... Je pose ensuite mes yeux de nouveau sur Ysaïne. Elle ne sourit plus. M'aurait-elle délibérément provoquée ? Je ne peux m'empêcher de frissonner. Gabriel aussi aimait chercher le danger sans réfléchir davantage.

Lentement, comme dans un rêve, les couples de danseurs se remettent à tourbillonner sur la piste et la musique qui s'était arrêtée reprend. Quelques minutes plus tard, un observateur non averti pourrait penser qu'il ne s'est rien passé.

Je reste immobile près de l'un de mes gardes. Il demande d'une voix calme :

-Je vous ouvre la porte ?

-Non ! Je veux dire, non... Je vais rester ici.

Contempler cette fille qui me détruit. La colère commence déjà à se mêler de nouveau à la tristesse dans mon cœur. Que peuvent bien lui dire Saldya et Eslimea ?

Surtout cette dernière. Je ferme les yeux. Une fois de plus, je ne sais plus où j'en suis. Je me tourne brusquement vers mon garde et demande sans réfléchir :

-Sais-tu danser ?

Il pâlit fortement. Il murmure d'une voix presque inaudible :

-Oui... Oui, majesté.

-Alors viens.

Il paraît alors encore plus gêné et un très bref instant j'éprouve de la pitié pour lui. Mais je me suis décidée. Je n'ai pas dansé depuis la mort de mon frère.

Il me prend les mains et la foule s'écarte. Il me semble même que les projecteurs se braquent sur nous. Un rond de lumière se met à me suivre alors que je tourne sur la piste, les cheveux libres et que la musique résonne à mes oreilles avec une force nouvelle. Je ne suis là que pour moi-même, et il me semble que tout s'arrête autour de moi.

Je me livre à la danse et mon garde se révèle bon cavalier. Les regards ne nous quittent plus et j'oublie tout. Je sais que pour la dernière fois peut-être je suis rayonnante... Splendide.

Je me rapproche, m'éloigne, tends les mains. Mon cavalier me fait tourner. Les gestes reviennent d'eux-même. La musique est toujours là, belle, entraînante et un rien nostalgique. L'idéal pour une soirée comme celle-ci.

Je ferme les paupières. Je me prends à rêver. Que je ne suis pas ici. Pas dans ce monde. Que Gabriel est toujours là quelque part... Et surtout que je danse avec Gaëtan.

Jamais je n'ai pu l'oublier. Sans doute parce que je suis douée pour détruire ma propre vie et pour les amours maudites.

La danse se termine sur la dernière note de musique. Je m'arrête et mon cavalier, immobile, lâche ma main. Une tristesse inexplicable me serre la gorge. J'ai soudain envie d'être seule. Enfermée dans ma chambre, m'assoir sur mon lit et laisser couler les larmes sur mes joues... Serrer dans mes bras mes deux enfants m'arracherait aussi peut-être un sourire.

La foule se met à applaudir et je lis une admiration sincère sur tous les visages. Mon regard s'arrête sur Saldya et Eslimea. Elles sont aussi stupéfaites l'une que l'autre mais lorsque nos yeux se croisent, il me semble que je peux sentir l'amour qui nous liera éternellement je l'espère.

Jamais je n'aurai dû me mettre à détester mes parents pour leur préférer le pouvoir.

Je m'éloigne sans un mot de la lumière de la piste. Mon garde, hésitant, reprend son poste. Je murmure doucement :

-Merci...

Les danseurs envahissent de nouveau la piste mais il me semble que quelque chose dans l'atmosphère a changé. La nuit est encore un peu plus féerique puisque j'ai pris part au rêve de cette soirée pas comme les autres. Dans un geste nerveux, je pose alors par habitude ma main sur mon serpent doré -ce superbe bijoux-.

Mais il n'y est pas. Le serpent n'est plus à mon bras.

Intemporel T5 & 6Où les histoires vivent. Découvrez maintenant