Ysaïne (Chapitre 83)

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J'ai l'impression de ne plus sentir ma main. Le sang a cessé de couler mais mon bras tout entier en est recouvert. Mes yeux ne quittent pas ceux de la reine qui me fixe dans un silence de plus en plus angoissant depuis plusieurs minutes.

-Altesse, je...

Mais je m'arrête de parler de moi-même. Que peut-on dire quand il est deux heures du matin, que la sirène d'alarme me vrille les oreilles depuis plusieurs minutes et que je viens de tenter le plus audacieux des cambriolages ?

Mais mes quelques paroles semblent sortir Edilyn de sa torpeur. Elle s'avance d'un pas vers moi avant de s'immobiliser de nouveau. Sa colère transparaît toujours dans le moindre de ses mouvements et je ne peux m'empêcher de me sentir déglutir lorsqu'elle commence à me parler de sa voix aux intonations glacées.

-Ma nièce... Tu en as enfin pris conscience n'est-ce pas ?

J'acquiesce lentement. Je ne sais pas comment me sortir de ce piège mais je sais qu'à chaque parole que nous échangeons, je reste un peu plus en vie. Alors je me force à répondre en la regardant droit dans les yeux.

-Il paraît que je vous ressemble beaucoup ma tante. C'est ce que tout le monde dit.

La déstabiliser. C'est ma seule chance. Son regard parcourt alors chacun de mes traits mais elle finit par secouer la tête.

-Non. Physiquement peut-être. Mais tu es le portrait craché de mon frère... Qui serait venu risquer sa vie ici pour sauver les habitants d'Astra ? Gabriel. Qui aurait tout oublié pour les autres ? Mais encore lui... Crois-moi, rien que pour ce que tu as fait ce soir, personne ne peut douter que tu sois sa fille.

Elle crache ses mots et chacun paraît comme une injure. Sa souffrance semble irradier et je sens que le moindre faux pas me coûtera aussitôt la vie.

Mais pour la première fois, je ressens en moi un sentiment que je n'avais encore jamais découvert. Ou que j'avais tenté d'éliminer au fil des années. Pour la première fois, je reconnais en moi-même mon nom. Et j'éprouve le besoin de connaître plus mes parents. Et surtout cet homme qui semble avoir marqué tant d'esprits...

-Vous avez tué mon père...

Elle me lance un drôle de regard. Entre tristesse, colère et souffrance. Elle murmure dans le silence :

-Oui. J'ai tiré. Mais ce n'était pas uniquement ma faute...

Ma respiration s'accélère et j'oublie tout. Jamais je n'aurai pensé haïr un jour quelqu'un pour la disparition du prince Gabriel Astra. Mais on dirait que c'est le cas aujourd'hui. Je ne me concentre que sur ses premières paroles et ma voix explose avec une violence qui me surprends moi-même :

-Comment avez-vous pu ? Comment avez-vous osé ? C'était votre frère !

Son regard s'assombrit et je sens brusquement que j'ai été trop loin. Mais j'ai tout oublié. Même le fait que j'espère rester en vie et survivre à cette soirée.

La reine rétorque avec un calme glacial :

-Je n'ai pas besoin d'écouter les reproches d'une gamine.

Je n'écoute pas. Je ne pense qu'à ce qu'elle a dit quelques minutes plus tôt. D'une voix soudain froide moi aussi, je demande :

-Vous avez dit qu'il était du genre à risquer sa vie pour celle des autres...

Un éclair de peur à l'état pur traverse ses prunelles sombres et je continue avec un calme en désaccord total avec mon rythme cardiaque qui s'emballe :

-... Il vous a sauvé la votre n'est-ce-pas ?

Ce n'est même plus vraiment une question. Je baisse les yeux sur ma main que je serre contre moi et prends tout à coup conscience de la fatigue qui m'empêche de retrouver des pensées cohérentes. Mais la reine murmure en réponse :

-Oui. Deux fois.

Je redresse les yeux. Il n'y a plus que le silence entre nous et je devine à cet instant que nous devons terriblement nous ressembler. Je m'appelle Ysaïne Astra. Et elle a tué mon père.

C'est comme si tout à coup, un barrage que j'avais passé des années à ériger s'effondrait pour laisser place à une part de mon identité que je refuse depuis si longtemps.

Je ne peux plus quitter la reine des yeux. Je murmure soudain :

-Il les aurait sauvées aussi, s'il avait encore été là...

Elle baisse alors les yeux, dérobant son regard. C'est la première fois depuis que je suis entrée dans la salle.

-Saldya et Eslimea ne méritaient pas de mourir.

Sa voix est si changée que je tressaille malgré moi. Je repense aux deux visages tournés vers moi, à Saldya tout particulièrement. Et je réponds lentement :

-Non, elles ne le méritaient pas.

J'ajoute après une minute de silence :

-Mais mon père non plus...

Edilyn redresse les yeux. Elle a déjà repris le contrôle d'elle-même, malgré la curieuse lueur qui continue de rendre trop brillant son regard.

-C'était un accident. Mais ça n'en sera pas un pour toi cette fois-ci, Ysaïne Astra.

Elle prend alors d'un geste vif un fin pistolet à fusée que je n'avais même pas vu, posé sur une table de verre à sa droite.

Je réagis au quart du tour et hurle :

-Attendez ! Vous pouvez revenir en arrière, vous pouvez...

Un instant je crois l'avoir convaincue. Mais elle se contente d'esquisser un sourire sans joie en braquant l'arme vers moi :

-La dernière fois que j'ai accepté une proposition de ce genre Ysaïne, un homme m'a attaqué et j'ai tiré instinctivement pour me défendre. Mon frère s'est interposé et est mort dans mes bras.

Je fixe l'arme des yeux. Je ne voix pas d'issue de secours. De grosses gouttes de sueur me perlent le long du cou et du front tandis qu'une part de moi se déchire en apprenant une nouvelle version d'une histoire que je connaissais si mal.

-Qui était l'homme que mon père a sauvé ?

Son regard brille alors et elle lâche quelques mots qui achèvent de me faire perdre tout sang-froid :

-Mais le fidèle lieutenant de ta mère bien sûr. Christian.

J'ai l'impression de comprendre alors une tragédie dont je ne suis qu'une des pièces manquantes. La reine redresse alors son arme, -je peux lire dans ses yeux qu'elle est décidée mais que ce serra encore un élément qui achèvera de la détruire si ce n'est déjà fait-, et murmure :

-Adieu Ysaïne Astra.

Je tente un dernier mot :

-Altesse, vos jumelles n'auraient pas voulu...

Un éclair traverse ses yeux et elle hurle :

-Mais elles sont mortes !...

C'est à ce moment précis que la porte derrière nous s'ouvre en claquant contre le mur.

Intemporel T5 & 6Où les histoires vivent. Découvrez maintenant