Ysaïne (Chapitre 94)

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C'est mon nouveau prénom. Celui que je déteste entendre que toute cette foule scande sans que rien puisse l'arrêter. Et je sens la chaleur me monter aux joues tandis que je me tourne vers ces inconnus rassemblés pour moi en détournant les yeux d'Azylis.

-YSA-INE, YSA-INE, YSA-INE...

Le cri retentit sans faiblir et il me faut quelques minutes avant de revenir vers Azylis, des larmes plein les yeux. Je veux prendre la parole mais elle s'approche brusquement de moi sans me laisser ouvrir la bouche. D'en bas, je ne crois pas qu'ils puissent encore nous voir. Je suis trop loin sur le balcon. Mais ils deviennent ma présence à la soudaine agitation et, je le suppose, au bavardage des gardes.

Azylis ne retire pas tout de suite son doigt de mes lèvres et murmure précipitamment :

-Je t'ai promis un choix et je compte bien te le donner. C'est maintenant qu'il faut te décider... Ils ont tous compris qui tu étais. Mais tu peux leur dire que tu ne veux pas être leur reine...

Ses yeux fouillent les miens mais je reste impassible alors même que les battements de mon cœur s'accélèrent. Azylis termine d'une voix ferme :

-Et tu peux leur dire que tu vas te battre à leur tête. Mais c'est le point du non-retour et c'est maintenant que tu dois faire ton choix...

Jamais je n'ai eu dans ma vie une telle décision à prendre. J'ai l'impression que tout mon système s'emballe tandis que les cris continuent de résonner en bas. Je murmure précipitamment :

-Jamais je n'en serais capable... Je ne suis pas la personne qu'ils espèrent... Je suis voleuse, égoïste...

Azylis me regarde sous la lumière de l'éclairage et m'adresse un premier grand sourire :

-Vraiment ? Alors pourquoi as-tu risqué ta vie pour eux hier soir ?

Tout va trop vite. Beaucoup trop vite. Je me tourne vers les autres personnes présentes. Sarah est la première à croiser mon regard et elle réplique à ma question muette de sa voix habituelle -c'est à dire vous donnant systématiquement l'impression d'être quelqu'un d'insupportable- :

-Si tu leur annonce que tu refuses ton rôle, autant rendre les armes tout de suite. Ils ne se battent pas pour une république mais pour un héros. Et ce héros, depuis la mort de cet imbécile de Gabriel, c'est toi...

Dans la bouche de n'importe qui, je me serais énervée contre le qualificatif peu flatteur pour mon père. Mais chez Sarah, c'est juste une façon de parler pour tout le monde... Je prends alors une nouvelle fois conscience que j'accepte mes origines. Un éclair de panique me traverse à l'idée de répondre à cette foule qui m'attend en bas et c'est vers le robot que je tourne la tête. Elle m'adresse un sourire avant de prendre la parole.

-D'après Azylis, je n'ai pas fait disparaître définitivement ma deuxième personnalité et avec beaucoup d'efforts, je devrai peut-être la retrouver dans la partie de mon esprit où elle s'est retranchée. Ta mère va m'y aider en me racontant ma vie... Mais sans l'interroger, je crois que Lydie serait d'accord avec moi. On est à fond pour que tu acceptes de foncer tête baissée dans les ennuis !...

Je résiste à l'envie de dire que c'est ce que je fais naturellement toujours et m'apprête à m'avancer vers le devant de l'esplanade sans savoir ce que je vais dire lorsque Christian m'arrête en prenant la parole :

-Et à moi, tu ne demandes rien ?

Je me tourne vers lui et mes yeux lancent un bref éclair qu'il perçoit. Ses traits s'étirent alors en un sourire sans joie et il murmure :

-Tu as vu Edilyn... Et elle t'a dit que j'étais en partie responsable de la mort de ton père.

Je ne réponds rien mais sens bien que mon silence est un aveu. Je n'ai pas envie de le rassurer. La colère me déchire toujours à cette seule idée. Mais Christian poursuit d'une voix rendue triste par une émotion sombre que je ne parviens pas à définir.

-Azylis a mis des années à me le pardonner. Et je ne suis toujours pas certain qu'elle y soit vraiment arrivée. Mais ta colère montre bien une chose... Tu commences à accepter ta famille. Et cela veut dire que tu es prête à devenir celle qu'ils attendent que tu sois...

Qu'y a-t-il à la fin de sa phrase dans le ton de sa voix ? Du mépris pour cette foule qui n'attend qu'une chose de moi ? Je le déteste dans l'instant mais ce sont ses mots à lui que j'ai à l'esprit lorsque je m'avance à la vue de tous d'un pas incertain sur l'esplanade. Alors, aussi vite qu'elle avait commencé, l'immense clameur se tue et le silence le plus lourd que j'ai jamais sentis envahi la salle.

Je suis devant un micro branché sur le bord de l'esplanade. Le moindre de mes mots, tous l'entendront. Et je ne sais toujours ni quoi dire ni quoi faire.

-Je...

Ma voix résonne dans la salle et je m'arrête de parler. Quelques gouttes de sueur perlent le long de mon cou tandis que je m'oblige intérieurement au calme. Je peux y arriver. Mais il faudrait savoir quoi faire...

Alors, je fouille au plus profond de moi-même. De mes souvenirs. Et je revois ce visage si flou à la barre sur la joue. J'entends comme à travers un rêve des éclats de rire enregistrés dans ma tête et une larme roule sur ma joue. Est-ce une illusion ? Il me semble soudain entendre au fond de moi une voix venue du fond de mon passé, grave et rassurante murmurant quelques mots. "Ma princesse"...

Changement de décors. Il y a cette nouvelle famille. Mais aussi cette peur d'être abandonnée à nouveau que je ne m'explique pas et qui ne veut pas me quitter...

Et puis Astrala après la manifestation et la pluie. L'éducation rude. L'interdiction de pleurer ou de jouer avec d'autres enfants. La solitude malgré ma force de caractère qui m'empêche de me sentir triste.

Je redresse la tête. Je ne regarde plus la foule qui attend pourtant avec fébrilité que je prenne la parole. Il n'y a plus que quelques souvenirs en moi qui se disputent mon être.

Jusqu'à ce que je comprenne l'inévitable. Je n'ai jamais été vraiment heureuse que les premières années de ma vie. Si j'avais pu choisir, je ne les aurai jamais quittés. Azylis et Gabriel Astra. Prince et princesse d'un grand pays...

En les acceptant vraiment, je ne peux pas refuser ce qu'ils étaient. Ce qu'ils sont.

Alors, sûre de moi maintenant, je reprends d'une voix affermie la parole. Il n'y aura plus jamais d'hésitation comme celle que j'ai ressenti ces derniers jours dans ma vie, j'en suis maintenant certaine.

-Certains d'entre vous ont pensé que j'étais la célèbre et recherchée Ysaïne Astra... Votre princesse

Le silence se fait plus assourdissant dans la salle tandis que la respiration de chaque personne présente semble s'arrêter un bref instant. Étrangement, je pense pendant une fugitive seconde à Esteban. Qui doit être mort à cause de moi à l'heure qu'il est...

Alors, oubliant tout, je dresse brusquement le poing vers le ciel et hurle à plein poumons :

-Eh bien, ILS ONT RAISON !...

Intemporel T5 & 6Où les histoires vivent. Découvrez maintenant