Ady (Chapitre 159)

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Je crois que je viens décidément de perdre le peu de dignité que j'avais. Je me suis enfoncée d'un bon mètre dans une terre boueuse et je maudis tous les dragons du monde.

Ce que cette satanée bestiole n'a pas dû prévoir -à vrai dire je ne m'y attendais pas non plus- c'est que mon corps semble pouvoir résister à de sacrés chocs. Dont celui de tomber d'une falaise poussée par un dragon malpoli...

Je me redresse lentement, vérifiant une à une que toutes mes fonctions fonctionnent toujours, avant de me remettre debout. Ça y est.

Reste à ma dégager de cette espèce de mare boueuse... C'est fait aussi. Je suis maintenant debout, couverte d'un mélange noirâtre d'eau et de terre, et levant les yeux pour regarder autour de moi. Le canyon est gigantesque... Je n'avais pas prévu ce détail. Comment retrouver les dragons que je veux voir ?

Et d'ailleurs, qu'est-ce que je vais bien pouvoir leur dire ? "Bonjour, enchanté de vous rencontrer ? Azylis m'a parlé de vous et..."

Au lieu de rire en voyant les bouquins de protocoles et de formules de politesse que s'oblige à lire Ysaïne, c'est moi qui aurait dû m'y mettre. À mon avis je manque singulièrement de bonnes manières pour interpeller un dragon. Probablement la raison pour laquelle je me trouve maintenant au fond d'un canyon en un seul morceau mais sans doute pas pour longtemps.

Les arbres devant moi sont très haut eux aussi mais réunis en bosquet, laissant une place considerable entre eux. Visiblement prévu pour qu'un dragon puisse se poser au sol et dormir...

Nouveau coup de tonnerre. C'est une impression ou je viens de sauter en l'air ? L'expérience m'a au moins appris une chose : lorsqu'un dragon réussi à se faire discret et à se poser ensuite violemment au sol, mieux vaut ne pas se retourner et se mettre à courir.

C'est donc ce que je fais. Je prends mes jambes à mon cou mais... je tombe quelques mètres plus loin en pestant à voix haute :

-Bon sang Azylis tu aurais pu me prévenir qu'il était impossible de tenir debout sur ces drôles d'échasses !

Une griffe enserre alors mon épaule gauche puis une seconde mon épaule droite et je tente de me débattre sans y parvenir. Une masse énorme me soulève de terre et, quelques secondes plus tard, j'ai l'impression d'être montée d'au moins cinquante mètres d'un coup. Une voix mélodieuse résonne dans ma tête avec une unique question :

-Azylis ?

Je redresse la tête. Mes paroles de tout à l'heure m'auraient-elles sauvées d'un démembrement immédiat ? En fait, si je ressens bien la peur comme un être humain, je n'ai en revanche pas les mêmes inquiétudes. Mon esprit est toujours connecté à l'aéronef donc, à priori, être détruite ne ferait que me rendre mon état initial.

Pas d'inquiétude donc. Ahem. Je relève la tête tandis que les ailes du dragons continuent de fouetter l'air au dessus de moi. L'animal est bleu, entièrement bleu, du bout du museau à la queue. Et il est absolument gigantesque...

Émue malgré moi, je réponds enfin, perdant pendant quelques secondes mon mental d'aventureuse :

-Je suis une de ses amies. Je désirais vraiment rencontrer Satan ou Rebelle... Êtes vous l'un des deux ?

À ma grande stupéfaction, c'est un rire cristallin qui résonne dans ma tête suivi de paroles à l'accent indubitablement amusé :

-Tu aurais dû attendre quelques jours. Tu te serais épargnée cette chute que j'ai pu admirer de loin... Je ne savais pas que tu connaissais Azylis, sinon j'aurais peut-être été "un peu" inquiet... Je suis Satan. Et nous comptions rendre visite à l'humaine d'ici un ou deux jours.

Je renonce à l'idée de me tordre le cou pour essayer de le voir. Je demande simplement :

-Pourquoi ? Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ? Je croyais que vous ne vouliez plus aucun contact avec les humains...

Les griffes se resserrent sur mes épaules et la voix se fait grondeuse dans ma tête avant de devenir ironique :

-En effet. Les robots non plus ne sont pas tolérés ici d'ailleurs. Nous ne sommes pas des dragons domestiques. Mais nous avons un cadeau à lui faire. Et je ne voudrai pas gâcher ce jour en lui annonçant la perte d'une de ses créatures.

-Amie plutôt. Quel cadeau ?

-Aucune importance. Tu le verras bien assez tôt, nous arrivons.

Je baisse les yeux pour constater la présence juste en dessous de nous d'une large corniche rocheuse. Elle s'élargit quelques mètres plus loin, agrandie également d'une cavité profonde, laissant place à un gigantesque espace que deux dragons combattants peuvent occuper.

Satan me lâche sans ménagement et je tombe sur une herbe verte aplatie par les nombreux passages des animaux mais néanmoins présente.

Je me redresse en même temps que Satan atterrit et lève les yeux devant moi. L'autre dragon dont m'a tant parlé Azylis se détache de l'ombre de la paroi. Chacune de ses écailles renvoie les rayons du soleil, le faisant ressembler à une statue de verre.

Mais le dragon allonge le museau vers moi et j'entends distinctement sa question posée d'un ton courroucé :

-Une humaine ?

-Un robot.

J'ai répondu sans baisser les yeux et elle semble aimer ça. Rebelle pousse ensuite une série de sifflements aigus et Satan répond de la même façon. Elle reporte alors au bout de longues minutes son attention sur moi et demande d'une voix considérablement adoucie malgré un regard toujours farouche :

-Qu'es-tu venue chercher ici coeur de métal ?

Je n'ai jamais été ainsi mise devant une question dont je n'ai pas la réponse. Pendant des années, je me suis contentée de réfléchir. Jamais vraiment d'agir, puisque je ne le pouvais pas.

Maintenant que je suis libre, je n'aspire plus qu'à suivre la moindre de mes impulsions sans chercher à savoir où elle me mènera. Mais, sommée de donner une réponse, je me mets à vraiment réfléchir. Je réponds enfin, sans plus hésiter car je crois m'être enfin comprise :

-Je ne suis pas un robot domestique. Cette vie ne me tente pas. Je veux vous rejoindre.

J'ai repris instinctivement les mots de Satan pour se définir.

Intemporel T5 & 6Où les histoires vivent. Découvrez maintenant