La nuit est la plus sombre que j'ai jamais vue. Demain sera le dernier jour de la trêve...
Je m'avance sur le balcon central du palais, celui qui donne l'impression de dominer la ville entière. Une musique angoissante grandit dans les airs. Tout se précipite.
Je ne pleure plus. La haine m'embrase le cœur. Tout mon être me semble empoisonné d'un sentiment que je ne maîtrise plus, d'une rage indomptable.
Dans la nuit éclate soudain le premier bouquet de couleurs. Feu d'artifice commémoratif. Personne ne songerait à faire la fête.
La foule d'Ivy est sortie dans les rues observer la procession (ils n'ont pas le choix) dont je ne peux pas faire partie. Question de sécurité parait-il.
Nouvelle gerbe de couleurs. Rouge. Comme le sang qui me brûle les veines, qui fait battre trop vite mon cœur, qui donne cet éclat sombre à mes yeux...
-Altesse...
Je ferme les yeux. Un très bref instant. Lorsque je rouvre les paupières, je ne me retourne pas et murmure d'une voix suffisamment forte pour être entendue :
-Va-t-en Esteban. Tu n'as pas su les sauver... Je pourrai te tuer dans la minute si tu t'approche.
Il faut croire qu'il est intelligent puisque je l'entends tourner les talons. Mon âme est en feu et mes yeux se fixent sur une nouvelle gerbe de couleur.
Les gardes noirs sont sortis du palais pour une longue procession dans la nuit. Leur colonne que je distingue grâce aux flambeaux qu'ils portent s'étire sous mes yeux pour se perdre loin sur l'avenue. Une larme roule sur ma joue mais je l'essuie d'un geste rageur. Assez pleuré. Je les battrai tous.
Ils n'avaient pas le droit de me les enlever. De les tuer. Malgré tout ce que j'ai sous les yeux, il me semble que je n'arrive toujours pas à réaliser. C'est arrivé si vite. Deux trains qui explosent pile au même moment. Puis le silence. Et ces regards qui se tournent avec frayeur vers moi.
Non. Jamais je ne pourrais réaliser tout à fait ce qu'on m'a enlevé. Jamais. Alors qu'un nouveau bouquet de couleurs explose en plein ciel, je repense à la trêve qui doit prendre fin. Et à l'arme maudite gardée par mes hommes.
Ils n'auront aucune chance face à moi... Pour la première fois de ma vie j'ai envie de voir toute la ville en cendre. Jamais je n'ai voulu détruire Astra. Dominer, diriger, oui. Mais quel intérêt de régner sur un désert ?
Il me semble aujourd'hui que je viens de franchir cette dernière limite. L'air glacé de la nuit s'engouffre dans mes poumons et je m'applique à respirer lentement. Surtout, ne pas m'attarder au sourire timide de Saldya. Aux sourcils froncés d'Eslimea lorsqu'elle n'était pas d'accord avec moi...
J'enfonce mes ongles dans mes paumes un peu plus fort. Je préfère laisser la colère m'envahir que m'attarder à la douleur qui me ronge le cœur comme de l'acide. Il me semble que cela fait une éternité que je regarde la procession et les gerbes de couleurs qui s'évanouissent avec une grâce insolente dans la nuit.
Mais rompant le silence, j'entends, comme précédemment, quelqu'un s'avancer lentement derrière moi sur la plateforme de verre. Je murmure d'une voix brisée :
-Allez-vous en. Va-t-en Esteban.
Je le tutoie soudain. Je ne sais plus où j'en suis. Qui me rappelle-t-il ? Gaëtan ? Mais même penser à lui ne suffit pas à me calmer. À arrêter le feu qui me dévore le corps.
Le maire de la ville s'arrête à une distance raisonnable derrière moi. Je ne me retourne pas vers lui et frissonne légèrement dans la nuit. Il murmure à son tour :
-Majesté... Vous ne pouvez pas rester là.
Ma voix se fait sinistre lorsque je demande :
-Vraiment ? Pourquoi ?
-Le bouclier magnétique n'est pas entièrement fiable et une bombe bien placée pourrait...
Je me retourne d'un bond sans l'avoir prémédité et mes longs cheveux noirs volent autour de moi dans un bref éclair sombre. Mes yeux en feu croisent les siens, calmes, et je baisse lentement mon regard sur sa main. Ses doigts fins sont serrés sur une arme qu'il tient braqué sur moi. Je rétorque alors après un long silence :
-On dirait que vous êtes plus dangereux que les failles du bouclier.
Esteban ne me quitte pas des yeux une seconde. Et je lis dans son regard qu'il n'a pas la moindre intention de se servir de son arme. Cela évoque quelque chose de vague dans mon âme, comme de la curiosité. Un sentiment que j'aurai pu ressentir avant.
-Altesse, ce revolver n'est là que pour assurer ma sécurité. Je vous ai prêté serment. Je ne romps jamais ma parole...
-Vraiment ?
Je ressens au plus profond de moi une envie de rire. Quelque chose qui n'aurait rien de joyeux. Juste une façon d'évacuer hors de moi ce besoin terrible de le faire souffrir. De partager avec tous les habitants de cette ville maudite ce qui me dévore de l'intérieur et ne me laisse qu'un vide angoissant. Au lieu de cela, de nouveau face à la nuit, je constate silencieusement que les feux d'artifice ont cessé avant de murmurer :
-Vous êtes tous les mêmes... Loyaux, forts, polis, parfaits gentlemen...
Je me retourne de nouveau et mon regard sombre se pose de nouveau dans celui du maire de la ville. Rien que pour ce titre je pourrai le tuer. Mais j'ignore pour quelle raison je lui parle.
-Je vous déteste ! Tous...
-Je ne le pense pas.
Esteban s'est approché d'un pas. Ma gorge est sèche tant je fais d'efforts pour contenir le tourbillon d'émotion qui menace de me submerger à tout moment. Le jeune maire poursuit :
-Vous aimez la royauté. Tout ce que vous venez de me dire, c'est ce que vous rêvez d'être... Quelqu'un de parfait.
Je me mords violemment la lèvre. Je repense brusquement en un éclair à mon enfance, quand j'essayais toujours désespérément de ressembler à Gabriel. Maman avait beau me dire que j'étais parfaite, je ne voyais que ce grand-frère merveilleux, héritier du trône, et qui me faisait tellement d'ombre...
Je murmure :
-La loyauté. Vous ressemblez beaucoup trop à mon frère.
Esteban ne détourne pas les yeux. La nuit est si sombre que je ne distingue pas une étoile. Mais quelques lampes de la plateforme projettent sur nous leur vague lueur blafarde. Le maire d'Ivy lâche enfin :
-Celui que vous avez tué ?
Une nouvelle vague submerge mon âme. Je détourne les yeux vers le vide, vers toute cette ville que je veux maintenant détruire. Je murmure :
-Non ! Je ne voulais pas...
Une larme roule sur ma joue. Il me faudra un peu de temps peut-être pour arriver à oublier ma peine et ne penser plus qu'à ma colère. Mais j'y arriverai. Je tente de clore la discussion en disant d'une voix entrecoupée :
-Je... Je ne sais pas ce que vous avez ce soir Esteban.
-Je regrette vos filles, comme vous !
Le cri lui a échappé et je comprends en un éclair la souffrance qu'il tentait de me cacher. Il poursuit d'une voix que je ne reconnais pas, même à travers la brume qui m'empêche d'être moi-même.
-Elles étaient innocentes, Altesse. Et je veux vous sauver. Je ne veux pas échouer une nouvelle fois...
Je vrille alors mon regard sur lui, tentant de percer l'obscurité, et murmure enfin :
-Vous n'y arriverez pas. À me sauver.
J'ajoute après une pause :
-Mais ils se souviendront tous de mon nom. Je veux qu'ils sentent comme moi cet acide qui vous brûle de l'intérieur... Oh ! Ils le regretteront !...
Un silence. Je laisse enfin tomber la seule chose qui me hante depuis que j'ai vu les trajets en pointillés s'interrompre sur l'écran :
-C'est la seule chose qui me reste. Ma vengeance.
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Intemporel T5 & 6
Science FictionIntemporel Tome 3 : L'ombre du prince Douze années se sont écoulées depuis la naissance des jumelles d'Edilyn et l'envoi d'une équipe de recherche sur Sagan. Si rien n'a vraiment changé à Astra, Azylis, avec l'aide de Christian, recherche plus que j...