Intemporel T5 & 6

Ysa (Chapitre 49)

Courir. Courir le plus vite possible droit devant moi. Comment ai-je pu rester aussi longtemps dans ce parc quand des gens étaient sur le point de mourir ? On peut forcément faire quelque chose.

Comment ai-je pu imaginer un seul instant que cela pouvait être justifié ?J'ai la poitrine en feu et mes jambes me paraissent lourdes mais je me force quand même à accélérer sur le pont métallique qui relie le parc à la ville.

Il ne faut pas que je m'arrête sur mes pensées. Il ne faut pas que je revoie les yeux d'Idwin quand il m'avouait m'aimer... Je ferme mes poings, inspire un air qui me brûle la gorge et accélère encore.

Pourquoi est-ce que je ne prends jamais sur moi mon écran ? Ah, enfin. Une gare d'aéronefs. Je me dirige vers le premier que je trouve et grimpe prestement dans l'appareil. Quelques secondes plus tard, je suis dans les airs et je fonce vers l'unique rue au sol d'Ivy. Mais le spectacle n'est pas celui auquel je m'attendais.

Lorsque je contourne la dernière route qui me cache le paysage, mon cœur fait un bond dans ma poitrine. J'ai l'impression d'être revenue des années en arrière.

Dans la rue immense où je m'attendais à trouver une foule de condamnés, je ne vois que des gens courant en tout sens. Et des gardes devant le palais qui tirent au hasard...

Je pose l'aéronef sur la plateforme d'une tour proche et descends de l'appareil. Je n'ai pas eu le temps de récupérer et mon souffle rauque me fait peur à moi-même.

Je m'appuie contre le mur de la tour, regardant avec une horreur grandissante la foule à mes pieds. Loin de se calmer, mon souffle devient de plus en plus incertain et j'oublie toutes mes certitudes pour tenter de retrouver une respiration plus calme.

Non. Non ! Ça ne peut pas recommencer... Je suis submergée d'une véritable crise nerveuse. Je tremble de tout mon corps et me laisse lentement glisser le long du mur pour tomber au sol.

Je serre ma tête contre moi et des images viennent danser devant mes yeux. Des cauchemars que j'ai appris à éloigner de mon esprit depuis toujours.

Le sang sur mon bras. L'homme que je cherche à rattraper dans la foule, celui que j'appelle Papa. La solitude. La peur. L'horreur.

Je respire difficilement et deux larmes roulent sur mes joues. Je les essuie d'un geste rageur en maudissant ma faiblesse sans arriver à totalement me reprendre.

-Eh oh, Ysa... Qu'est-ce que tu as ?...

Je me redresse d'un coup, oubliant tout. En deux minutes je suis debout sur mes jambes et seule ma respiration sifflante et mes yeux hagards me dénoncent.

-Idwin !... Qu'est-ce... Comment savais-tu que je serai ici ?

Le jeune prince est immobile devant un aéronef similaire au mien. Je ne l'ai pas entendu se poser tant mes cauchemars me hantent. D'un geste il désigne un objet qu'il tient dans la main et je laisse échapper une grimace ironique en tentant de retrouver mon aplomb habituel :

-Des jumelles... Tu observais la situation d'en haut c'est ça ? Sans risquer ta misérable peau...!

Je suis la première étonnée du fiel qui transparaît dans ma voix. Mais je n'en regrette pour autant pas un mot. Idwin ne se démonte pas le moins du monde et rétorque violemment :

-Il me semble que tu fais la même chose que moi, non ? Simplement quand je t'ai vu de loin te poser, après t'avoir reconnue grâce aux jumelles,  je me suis aperçu que tu semblais mal et j'ai voulu t'aider...

Ma respiration s'emballe de nouveau lorsque je jette un coup d'œil en bas. La foule, la cohue, les cris...

Un flash semble brusquement m'aveugler et je me revois enfant, lorsque je courais dans tous les sens, sous une pluie qui s'infiltrait partout et qui me donnait l'étrange sensation de me noyer... Je resserre brusquement mes mains autour de mes bras et détourne la tête.

-Non, ce n'est pas la même chose.

Idwin m'observe silencieusement quelques minutes puis demande :

-Tu es sous le choc...

Je ne réponds rien. Il continue :

-Mais je crois que tu peux intervenir.

Je garde toujours le silence. Essayant d'ignorer les cris en dessous de moi, je me risque enfin à demander :

-Qu'est-ce qui se passe ? Je croyais que c'était une exécution pas... ça.

Je relève mes yeux vers ceux d'Idwin. Est-ce une impression ? J'aimerai soudain me rapprocher de lui et poser ma tête sur son épaule. Juste pour sentir que je ne suis pas de nouveau seule au monde. Il répond calmement en détournant la tête à son tour, comme gêné du feu qui brûle dans mes yeux :

-Ysa, la guerre a éclaté. Les vaisseaux d'Edilyn sont à l'ouest d'Ivy où ils essaient d'empêcher la progression des rebelles... savoir que ceux-ci sont dans la ville a mis le feu aux poudres et tous les habitants sont en train de choisir leur camp... Et en bas ils affrontent les gardes noirs.

Je reste silencieuse. Alors c'est une bataille, ce n'est pas comme quand j'avais cinq ans. Et le soleil éclaire la scène contrairement à l'orage que je n'ai jamais pu oublier.

-De quel côté es-tu Idwin ?

Ses yeux brillent un bref instant avant qu'il ne lâche :

-Je veux me venger de la reine. Et de la personne qui m'a tiré dessus. Et puis, mon père ne va pas tarder à attaquer lui aussi... Donc pour le moment, je suis avec les rebelles.

Je le dévisage quelques secondes :

-Mais tu ne te bats pas.

-Non. J'organise quelque chose de beaucoup plus spectaculaire. La reine ne s'en remettra jamais...

-Idwin... Sais-tu de quel côté est Esteban ?

-Monsieur le maire ?

Le mépris dans sa voix est si palpable que je résiste à l'envie de lui donner une gifle. Je ne sais pas pourquoi je m'intéresse à Esteban. Mais je sais qu'il possède beaucoup de qualités qui lui donne droit à un véritable respect. Idwin ruine mes espérances inavouées en terminant :

-Il est du côté d'Edilyn et des gardes noirs Ysa... Et toi ?

Je n'avais pas réfléchi à la question. Je ferme un instant les yeux, m'appuie de nouveau contre le mur derrière moi. Edilyn allait tuer cinq mille personnes... je repense à ma course dérisoire de tout à l'heure. Parce que je savais ce qui était juste.

Lorsque je soulève de nouveau mes paupières, même si cela me déchire, je sais ce que je vais répondre.

-Je suis pour les rebelles.