Edilyn (Chapitre 72)

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Je ne peux pas détacher mes yeux de l'écran lumineux de la dernière salle de la gare. Plusieurs de mes gardes sont venu renforcer ma sécurité mais tout m'est égal.

Les deux lignes de pointillés rouges représentant les trajets des trains se sont brusquement interrompues. Je me tourne vers Esteban, aussi pâle que moi, et demande d'une voix rendue rauque par la peur :

-Qu'est-ce que cela signifie ?

Il tourne un regard hagard vers le mien et énonce à haute voix comme s'il prenait petit à petit conscience de ce qu'il dit :

-Les émetteurs fixés sur les trains n'existent plus.

Je n'entends plus rien. Je n'entends plus le bruit des cris autour de moi. Seul les gigantesques hauts parleurs de la gare peuvent encore me toucher.

"Nous vous annonçons un arrêt total du trafic sur les voix dix et douze. Deux trains viennent d'exploser au niveau des ponts nord et sud, les célèbres œuvres architecturales d'Ivy. Ils sont actuellement eux aussi entièrement détruits... Nous demandons aux éventuelles membres des familles des victimes de contacter le numéro..."

Les victimes. Quelles victimes ? Il n'y avait que le chauffeur, quelques hommes sûrement dans les autres wagons, et... mes deux enfants.

Alors, un vide affreux s'empare de moi lorsque je réalise. Lentement, comme si tout se déroulait désormais au ralenti, ignorant pour la première fois de ma vie tous les regards posés sur moi, je m'écroule à terre en poussant un immense cri qui résonne dans la salle :

-Nooooooon !...

Esteban veut s'agenouiller près de moi mais je le repousse d'un geste brusque et il se contente de se pencher pour me dire :

-Majesté, il faut rentrer au palais, il faut...

Je redresse les yeux vers lui. Je me contente de dire d'abord doucement puis en hurlant :

-Esteban... Vous le savez n'est-ce pas ? Elles sont mortes ! Toutes les deux ! C'était mes enfants ! Elles étaient innocentes !...

Il ne répond rien et je le vois à travers un brouillard fermer les yeux quelques secondes avant de murmurer de nouveau :

-Altesse, je suis certain qu'on peut encore espérer et...

-Non ! Non, il n'y a plus rien à espérer... Plus rien...

Je ne parle plus. Il continue de tenter de m'atteindre mais je ne l'entends plus. Les gardes noirs surveillent les portes mais il me semble distinguer au loin le bruit de la foule. Je les déteste, tous.

Une part de moi ne peut pas intégrer ce qui vient de se passer. Ne veut pas comprendre. Eslimea et Saldya ne peuvent pas avoir disparu aussi vite... Un trajet de pointillés rouges qui s'interrompt sur un écran. C'est tout.

Une annonce dans un hall de gare. Je relève la tête vers Esteban et rêve un instant de tout oublier. Je ne sais même plus ce que je dis et je sens le début d'une fièvre brûlante commencer à s'emparer de moi.

-Vous... Vous leur direz n'est-ce pas ? Elles étaient innocentes... Des... Des enfants...

Mon cri meurt sur mes lèvres et je tombe en arrière sur le sol. Je transpire de partout, les larmes se mêlent à la sueur qui coule le long de mon cou.

-Eslimea... Saldya... Elles étaient magnifiques mes deux petites filles, n'est-ce pas ?

Une main passe sous mes épaules et une autre me prend fermement. On me soulève de terre tandis que les sanglots me serrent la gorge. La bouche sèche, je sens que l'on me porte au milieu de la salle. Je n'ai même pas la force de tenter de comprendre ce qui se passe. Il n'y a plus de vie en moi et je me demande même pour quelle raison mon cœur peut bien continuer de battre.

-Elles jouent très bien du piano. Elles me font rire...

Je ne sais même pas si mes mots arrivent aux oreilles de celui qui me porte. Comme à travers un songe, je revois passer devant mes yeux le visage de Gaëtan. J'ai tellement chaud...

Seulement quelques pointillés rouges sur un écran. Interrompus.

La vie est injuste.

-Elles... Elles étaient intelligentes, n'est-ce pas ? Mes petites chéries...

Je ne sais pas si l'on me répond. Ma tête dodeline au rythme de l'avancée rapide de celui qui me porte. Esteban sans doute. Je me sens trop hagarde pour m'arrêter à de pareils détails. Des ombres noires sur le côté. Mes gardes.

Ils tiennent en respect la foule. Alors, je tends l'oreille. Je n'entends que des paroles qui achèvent de me briser comme une poupée disloquée.

-Elle a tué je ne sais combien de personnes... Pourquoi aurions nous pitié d'elle ?

-Ce n'était que deux petites filles.

-Élevées par un monstre ! Comment pouvaient-elles ne pas lui ressembler ?...

Alors, il n'y a aucun doute. Je laisse échapper un murmure entre mes dents serrées tandis que je sens sur ma figure la caresse d'un vent frais. Nous devons être sur l'une des plateformes maintenant.

-Elles sont mortes...

Une voix qui jaillit du néant.

-Majesté... Elles n'auraient pas voulu que vous abandonniez...

Je réponds alors dans un murmure, les yeux toujours fermés et sentant mon souffle se frayer difficilement un chemin dans mon organisme.

-Esteban... Les aimiez vous ?

-Altesse, je...

Il doit me déposer dans un aéronef. Et s'assoir devant moi. Nous décollons, je le sens bien alors même que je voudrai ne plus rien sentir de ma vie. Je trouve la force de soulever le bras et mes doigts viennent se refermer sur le sien.

-Esteban ! Répondez... Vous les aimiez ?

-Je... Je ne connaissais que Saldya majesté. Je... Je l'appréciais beaucoup.

Je tente de soulever mes paupieres. Nous ne tarderons pas à être au palais. Je ne veux pas aller là-bas. Je ne veux plus jamais voir l'endroit où elles ont vécues, l'endroit où...

Je pourrai mourir. Cette idée s'empare de moi et me donne curieusement un sursaut d'énergie. En finir, c'est ce qu'ils veulent tous...

Saldya, Eslimea... Non ! Mes pensées n'ont plus rien de cohérent. J'imagine le feu d'artifice qu'à dû être leur mort. Splendide. Celui qui a dirigé ça avait le sens du spectacle. Au même moment, au dessus de deux ponts identiques...

Il y a quelques heures, je les serrais dans mes bras. Nous riions ensembles toutes les trois. Et maintenant, elles ne sont plus là. Elles ne seront plus jamais là...

M'arrêterai-je un jour de pleurer ?

Intemporel T5 & 6Où les histoires vivent. Découvrez maintenant