Edilyn (Chapitre 4)

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J'entre dans la pièce en ouvrant violemment la porte. Dans le petit salon, je découvre mes deux filles en apparence occupées à des activités bien innocentes. Saldya est assise devant son piano tandis qu'Eslimea est allongée par terre, traçant sur une feuille blanche devant elle de jolis traits laissant apparaître l'esquisse d'un visage. Mais je ne me laisse pas influencer par cette calme attitude. D'un geste, je fais signe à leur gouvernante jusque-là immobile dans un coin de quitter la pièce et je referme la porte derrière elle. Je m'adosse ensuite au battant et pose mes yeux sur mes enfants.

-Laquelle d'entre vous est sortie hier du Palais sans ses gardes ?

Saldya jette un regard paniqué à sa sœur mais Eslimea redresse la tête avec un brin d'insolence sans bouger du tapis.

-C'est moi. J'en ai assez d'être protégée comme une poupée et...

Je m'approche d'elle à grand pas, ma robe améthyste flottant autour de moi et ordonne :

-Debout ! Eslimea, debout !...

Ma fille semble comprendre que ce n'est pas le moment de tenter d'argumenter. Elle laisse tomber ses stylos à projecteurs et se relève pour me faire face. Alors, sans préambules, je lui assène une gifle retentissante.

-Petite folle ! Ne refais jamais ça Eslimea !... Jamais !

Elle pose les doigts sur sa joue rougie et le remord me saisit un instant. Je l'éduque durement, mais comme mon père l'a fait avec moi. Elle m'a fait tellement peur quand j'ai appris... Quand j'ai su qu'elle s'était mise délibérément en danger ! Eslimea ne baisse pourtant pas les yeux. Dans un éclair de colère elle demande :

-Maman ? Pourquoi ne puis-je donc pas sortir ?

-Si quelqu'un t'avais reconnue tu serais morte à l'heure qu'il est.

Le silence se fait. Saldya se laisse glisser au bas de son siège et vient se coller contre moi. Je la serre dans mes bras et mon regard croise de nouveau celui d'Eslimea qui hésite maintenant.

-Je serais morte ?

-Tu es ma fille... Et c'est toi qui prendra ma suite.

Aînée à quelques minutes près... Syldia se serre un peu plus contre moi et je remarque alors les larmes qui coulent sur son visage. Je m'écarte d'elle et me baisse légèrement pour être à son niveau. D'un doigt légèrement tremblant j'essuie ses larmes et je murmure :

-Saldya... Qu'est-ce-qu'il y a ?

-Je ne voudrai pas être une princesse. Je voudrai que les gens m'aiment. Que personne n'ait envie de me tuer lorsque je sortirai dans la rue...

Je ne sais pas quoi répondre. Son visage est torturé d'une souffrance que j'aurai tant voulu lui éviter...

-Saldya, tu n'as pas le choix, tu le sais bien... Tu as ta sœur et...

Saldya tourne la tête vers Eslimea et le visage de cette dernière s'adoucit aussitôt. Mes deux jumelles, aux antipodes l'une de l'autre, s'entendent pourtant à merveille. Mais c'est un spectacle aujourd'hui qui ne parvient pas à me réchauffer suffisamment le cœur.

Je me redresse et allonge la main vers Eslimea. Je caresse du bout des doigts sa joue encore rouge et elle murmure :

-Moi aussi Maman j'aimerai comprendre pourquoi ils ne nous aiment pas...

La colère s'est éteinte au fond de ses yeux bleus. Elle sait que je l'aime et devine que son escapade d'hier aurait pu finir de manière définitive. Mais je ne sais quoi répondre.

-Ils...

Eslimea ne me laisse pas souffler et murmure de nouveau :

-Maman, je crois que quelqu'un m'a reconnue dans la rue...

Mon cœur se glace et je demande :

-Pourquoi dis-tu cela chérie ?

-C'était un vieil homme et quand je me suis approchée de lui pour traverser la rue, il a dit d'une voix très basse : "ce n'est pas prudent mam'selle... Mais si vous en revenez, demandez lui donc qui était Gabriel..." Maman, qui est-ce ?  À qui voulait-il que je pose la question ?

Un cri silencieux cherche à s'échapper de mes lèvres. Une souffrance sans nom envahit chaque parcelle de mon être. Qu'ai-je cru ? Que je pourrai leur cacher éternellement la vérité ? Peut-être que le moment est venu de leur révéler une partie de leur identité. Je me décide à répondre d'une voix le plus neutre possible.

-Chérie c'était... C'était mon frère.

Leurs yeux s'agrandissent de surprise. Saldya retourne s'assoir devant le piano. Ses grands yeux plantés dans les miens, elle demande :

-Alors on avait un oncle ?

-Il... Il est mort bien avant votre naissance.

Eslimea, toujours plus provocatrice et tête baissée que Saldya demande :

-Pourquoi cet homme m'en aurait-il parlé ?

-La rébellion estime qu'il est le roi légitime d'Astra.

Eslimea fronce les sourcils. Saldya semble ne plus nous écouter et laisse ses doigts recommencer à jouer sur le piano. Une musique lancinante, triste, qui envahit toute la pièce tandis qu'Eslimea réfléchit avant de demander de nouveau en couvrant de sa voix la musique :

-Mais s'il est mort de toute façon, qu'est-ce-que ça change ?

-Vous avez une cousine. Il avait une fille mais je pense pour ma part qu'elle est morte également... Personne ne sait où elle se trouve actuellement.

Saldya s'arrête brusquement de jouer. Elle me fait peur à me regarder ainsi et je tente de me concentrer sur Eslimea. Mais Saldya demande :

-Mais si elle est vivante... C'est elle l'héritière non ?

-Ce n'est pas aussi simple que cela. Mon frère avait été rayé de la succession.

C'est une discussion si étonnante avec deux enfants de douze ans... Mais les miennes me laissent rarement en paix avant d'avoir leurs réponses. Eslimea hausse les épaules avec un léger sourire en disant :

-De toute façon je suis l'héritière. Hein Maman ?

Je cache du mieux que je peux l'horreur qui m'envahit. Eslimea est parfois si terriblement semblable à moi... Mais Saldya n'a rien perdu de l'infime tressaillement de mes lèvres. Elle remarque tout.

-Maman... Que feriez-vous si cette cousine revenait ?

Mes yeux se posent sur ma fille et je tente de résister aux souvenirs qui tentent de s'emparer de moi. J'y parviens difficilement et murmure doucement :

-Je ne sais pas.

Eslimea hausse de nouveau les épaules. Un tic chez elle qui commence à m'agacer. Mais Syldia n'abandonne pas aussi facilement. Ses yeux restent fixés sur les miens pendant de longues secondes avant qu'elle ne dise :

-Je ne veux pas que les gens me détestent.

Peinée, je réponds du même ton :

-Saldya, il n'y a pas de solutions. C'est un piège sans fin.

Elle me regarde encore quelques secondes en silence puis murmure enfin :

-Maman, je veux partir d'ici.

Intemporel T5 & 6Où les histoires vivent. Découvrez maintenant