Intemporel T5 & 6

Ysaïne (Chapitre 173)

Aïe, je déteste toujours autant l'alcool... je jette un coup d'œil à mon verre, avant de le reposer sur une table ronde à côté de moi et de demander à Denis de m'apporter ma boisson habituelle. Il objecte en me fusillant des yeux avec un sourire qui casse un peu l'effet recherché :

-Je suis chargé de veiller sur votre sécurité...

Je hausse les épaules, et il renonce, habitué maintenant, je le suppose, à n'avoir jamais le dernier mot. Quoique... Il a dû réussir à me coincer certaines fois.

Une fois qu'il a disparu dans la foule, je me rapproche de la porte-fenêtre ouverte et hésite à gagner la plateforme avant de me raviser. Un courant d'air terriblement froid s'engouffre déjà par l'ouverture et je n'ai pas chaud au point d'aller en plus dehors me rafraîchir.

La façade du palais, comprenant la tour où nous nous trouvons, forme comme un gigantesque arc de cercle. De là où je me trouve, je peux observer toute la structure à loisir.

Je trouve le château d'Idwin sinistre... Les tours ont beau ressembler terriblement aux nôtres, elles n'ont pas les jolies couleurs arc en ciel caractéristiques d'Astra mais varient uniquement du noir le plus sombre à un gris allant jusqu'à un blanc très pâle.

Les salles de réception se suivent et jusqu'ici j'ai réussi à éviter toute personne que je devrais saluer, ce qui impliquerait un minimum de conversation polie...

Du reste, je ressors clairement du lot, étant l'unique femme en pantalon normal (certaines en portent mais de soirées, à la coupe élégante) tandis que j'ai tenu finalement à conserver le mien, noir et pratique.

Je n'imagine même pas la tête de Camille si elle me voyait maintenant, alors que j'ai abandonné la superbe robe qu'elle m'avait prévue pour l'occasion et fais enfiler...

L'avantage c'est que mon dragon peut se glisser dans la capuche de ma veste et mieux tenir sur mes épaules.

Si des groupes de discussions se sont formés partout, je reste seule dans mon coin, essayant d'adopter l'attitude la plus rébarbative qui soit, tachant ainsi d'éviter d'avoir à supporter une présence.

Jusqu'ici cela fonctionne plutôt bien... À quelques exceptions près.

Je tourne alors mes yeux vers la fenêtre, regrettant d'avoir quitté Astra pour un mariage auquel je n'avais nulle envie d'assister, et repensant brièvement à Edilyn au milieu de l'espace...

Je ferme mes paupières un dixième de secondes avant de les rouvrir. Assister au mariage...

Idwin était superbe dans son costume de circonstance, et ne tremblait pas en disant "oui". Tiara de son côté paraissait frêle et pâle comparée à lui, seule aussi étrangement, mais sa réponse a elle aussi résonné dans la salle tout à l'heure avec fermeté.

Alors que je m'apprête à me retourner, je sens comme un mouvement de foule derrière moi et grimace. Y aurait-il un nouvel ambassadeur -le dernier était là il y a encore quelques minutes- qui souhaiterait par politesse ne pas laisser seule la reine d'Astra ?

Je me retourne d'un bond, sourcils froncés, espérant au passage ne pas faire tomber de mes cheveux mon fin diadème -seule concession à la tenue de princesse parfaite que Camille m'avait prévue-...

Idwin. Il est là devant moi et à sa gauche comme à sa droite, la petite foule ploie dans une révérence.

Tiara n'est pas à ses côté et il s'incline devant moi gravement, gardant seulement aux lèvres son petit sourire ironique.

Que dit le protocole déjà ? Mon livre de chevet ! (Même en cinq ans passés rien qu'à l'apprendre, je suis certaine que je ne le connaîtrais pas par cœur...).

J'improvise donc, me contentant de répondre d'un geste de la main à Idwin.

Les conversations reprennent déjà autour de nous, un peu plus fort cependant et un peu forcées car tous les yeux sont rivés sur le jeune homme et moi.

-Que me veux-tu ?

-Tu n'es pas venue parler à ma fiancée... Tiara et moi le regrettons. Elle te demande.

J'hésite. Idwin se redresse, visiblement mal à l'aise lui aussi en grand uniforme d'apparat. Je demande alors sans réfléchir :

-Où est-elle ?

-Elle se repose dans son salon privé quelques minutes avec mon père et Sarah.

Cela m'étonne que Tiara veuille me voir... mais je suis prête à tout pour sortir de cette salle où trop de regards me dévisagent.

-Très bien, je te suis...

Un sourire de nouveau gentiment moqueur aux lèvres, il me propose avec cérémonie son bras et j'accepte, tout aussi ironique que lui.

Tous s'écartent de nouveau pour nous laisser passer tandis qu'Idwin distribue sourires et paroles pleines de promesses -dans sa langue, donc que je ne peux comprendre mais dont je saisis parfaitement le sens-.

Dix bonnes minutes plus tard, je suis enfin dans un couloir désert et je peux souffler. Mon dragon laisse échapper lui un léger sifflement tandis que je le caresse quelques secondes, lâchant le bras d'Idwin au passage.

Le jeune homme paraît se détendre loin des regards et observe tout en accélérant le pas :

-À ton avis, cela a fonctionné ?

-Quoi ?

-Les gens m'apprécient maintenant que j'ai épousé Tiara ?

-Je ne sais pas. Ils attendent de voir ce que tu vas faire je pense...

Les yeux d'Idwin brillent d'un éclat sombre tandis qu'il ralentit le pas. Toute la façade qu'il s'était composée disparaît et il laisse échapper entre ses dents serrées :

-J'espère que ça servira au moins à quelque chose !

Je ne réponds rien, la gorge trop serrée. Sans ordre précis, des dizaines d'images m'envahissent l'esprit, achevant de me faire perdre mes repères. Le dîner, le baiser...

Mais prise d'une inspiration subite, je m'arrête dans le couloir, alors que nous arrivons presque devant une grande porte entrouverte.

-Idwin, tu peux me jurer que...

Il pose sur moi un regard franc, me livrant ses angoisses, sa peur, et cette lueur de sauvagerie qui semble danser au fond de ses prunelles. Son amour pour moi ? Je ne sais ce qu'il espère mais il demande dans un souffle :

-Quoi ?

-Jure-moi d'aimer Tiara. Tu l'as épousée, ce n'est pas seulement de la politique, c'est...

Il recule comme si je l'avais frappé et ses traits se contractent. Il est pâle tout à coup et j'oublie tout pour crier :

-Qu'est-ce que tu croyais Idwin ? Tu es marié ! Que voulais-tu que je te demande d'autre ?

-Tu ne m'as jamais pardonné pour Saldya et Eslimea !

-Qui pouvait pardonner ça ? C'était monstrueux !

Nous reculons alors tous deux un peu plus, essoufflés, mettant entre nous le plus d'espace possible. Il lâche enfin d'une voix rauque, rentrant sa colère :

-Très bien. Je n'en ai rien à faire de ton jugement de toute façon. Quant à Tiara... qu'elle fasse ce qu'elle veut ça m'est égal !

Je riposte aussitôt, d'une voix plus tranchante que je ne le voudrais :

-Tu es prince...

Il paraît alors se raidir un peu plus avant de lâcher :

-Je déteste les responsabilités de ce genre. Ma demi-soeur Theresa...

Il s'arrête net dans sa phrase, perd le peu de couleur qui lui restait au visage, avant de brusquement tourner les talons sans un mot et de disparaître au fond du couloir, me laissant seule devant la porte, trop choquée pour réagir.

Mais une voix m'appelle alors, de derrière le battant, et je reconnais celle de Tiara.

-Majesté ?...