Denis et moi -avec mon petit dragon toujours perché sur les épaules- nous tenons devant une grande porte. Je me tourne vers lui et demande :
-Tu m'attends là, ok ?
Il me jette un coup d'œil, hésite, mais je réplique :
-Je ne suis pas en danger au dernier étage d'une tour occupée par trois personnes !
Il finit par accepter d'un hochement de tête et j'attends que la porte ait coulissée pour me glisser dans la première pièce.
C'est... radicalement différent encore une fois. À croire que chacun des membres de cette drôle de famille a tenu à marquer son opposition aux autres. Le père d'Esteban m'a laissée devant la porte et je suis maintenant seule au milieu de ce qui ressemble à une salle four-tout. Un canapé occupe tout le côté gauche de la pièce, son exact semblable occupant l'espace opposé.
Des fenêtre rectangulaire couvrent les murs au dessus de canapés et, en face de moi, est attaché un grand poster représentant un film que je n'ai jamais vu. Un tapis de couleur unie étouffe le bruit de mes pas et toute la pièce est bien rangée avec quelques touches personnalisées ici et là comme quelques photos accrochées.
En revanche, pas d'Esteban.
Je m'approche donc rapidement de la seule autre option possible face à moi et toque à la porte. La réponse me parvient presque aussitôt : "entrez".
Le battant coulisse et je pénètre dans une grande chambre. Le toit est en pente, les murs bleus, et Esteban est avachi sans façon dans ce qui ressemble à un canapé disparaissant sous deux-trois vêtements jetés pelle-même. Encore des affiches de film, et sinon un bureau et deux trois meubles auxquels je ne m'attarde pas.
Esteban n'a pas fait un mouvement mais a rabaissé ses mains et la revue qu'il était en train de lire. Il demande froidement :
-Qu'est-ce que tu fais là ?
Je regrette brusquement l'absence de Denis. D'un autre côté, j'aurai détesté qu'une personne de plus entende mes excuses.
-Je voulais te demander pardon. Pour... tous ces derniers jours.
Esteban me toise pendant quelques secondes sans me lâcher des yeux avant de marmonner :
-Pas de problème.
Et se remet à lire sa revue sans plus faire attention à moi. Je m'avance dans la pièce, tachant de trouver un endroit où m'assoir sans y parvenir, avant de reprendre la parole tandis qu'Esteban tourne mine de rien une page -revue papier qui doit d'ailleurs valoir une fortune comparée à un format numérique- :
-Heu... Et toi, qu'est-ce que tu fais là ?
-'me détend.
Il continue sa lecture et je commence à sentir la moutarde me monter au nez.
-Esteban ! Tu n'es pas le maire d'Ivy aux dernières nouvelles ?
Il rabaisse sa feuille de chou et me lance un regard neutre.
-Je croyais que tu venais me virer princesse.
Et il recommence à lire. Mais il ajoute :
-Mignon le dragon à propos.
Que répondre ? Mes doigts cherchent malgré moi une cigarette avant de me rappeler que je n'ai pas renouvelé mes réserves, prenant la ferme résolution de ne plus fumer. J'inspire, me calme, et réplique :
-Si je ne t'ai pas encore viré comme tu dis, je ne vais pas tarder à le faire si tu continues comme ça !
-Donc j'avais raison.
Encore cette voix neutre... Il tourne une autre page et je vais me percher sur le bord du bureau. Rajah se détache de mes épaules pour se laisser tomber sur la surface dure à côté de moi et se rouler en boule. Je pose ma main sur ses écailles et lui caresse doucement le front en m'exhortant de nouveau au calme.
-Esteban, tu ne veux plus être maire d'Ivy ?
-Il paraît que je suis un serviteur d'Edilyn.
-Tu n'y faisais pas attention avant.
-Certainement. Mais ils ont fait sauter mon appartement.
-Quoi ?
-Qu'est-ce que tu veux que j'ajoute ?
-Qui a fait ça ?
-Je cite "des concitoyens mécontents de monsieur le maire".
-Tu n'as pas porté plainte ?
Il rabaisse son journal et croise mon regard. Ses mâchoires sont serrées lorsqu'il pousse un soupir et grogne :
-Franchement, j'ai une tête à demander à ce qu'on s'occupe de mes affaires ? D'ailleurs, si tu voulais bien sortir d'ici ça m'arrangerai. Je n'ai lu qu'une demi-page depuis ton arrivée.
Je récupère mon petit dragon et le repose sur mes épaules. Il enfonce ses griffes cette fois-ci dans ma veste et je songe fugitivement qu'elle datait d'hier. Bah, de toute façon vu l'état... Je me laisse tomber à terre, et, une fois debout, rétorque :
-Qu'est-ce que tu veux Esteban ? Je croyais que c'était important pour toi, j'ai refusé de t'exclure sans t'en parler avant et toi...
Il ferme d'un claquement sec son magazine et le pose à côté de lui. Il se redresse sur un coude dans son canapé et me dévisage quelques secondes avant de lâcher :
-Très généreux de ta part. Mais je n'ai pas très envie de voir une nouvelle fois mon appart' exploser, tu permets ? Ah, et je n'ai pas non plus envie de te revoir, avec tout le respect que je te dois et en sachant que mon cher père m'étriperais probablement s'il m'entendait. Je change de job. J'ai besoin de me répéter ?
Je hausse les épaules et me dirige vers la porte. Mais, lorsque je l'atteint, je me retourne brusquement. Juste assez vite pour croiser le regard brûlant d'Esteban qui a soudain perdu son flegme insupportable. Il se reprend presque aussitôt, mais j'ai vu l'étincelle de ses yeux sombres, et je sens ma colère retomber.
Je lève la main pour caresser Rajah d'un mouvement mécanique -heureusement que ma veste a une capuche, ça aide le petit dragon à tenir-, et demande avec hésitation :
-Qu'est-ce que tu vas faire ? Qui vas-tu aller voir ?
Esteban laisse sa tête retomber dans le canapé et fixe quelques secondes le plafond en pente au-dessus de lui. À ma grande surprise, il choisit la franchise.
-Je ne sais pas. Personne, je n'ai jamais eu d'amis.
Je préfère ne pas lui répondre que je me pensais proche de lui. Je l'ai déçu... et je crois que je commence à comprendre l'enfer que je lui ai fait subir. Il s'est disputé avec moi, tout en sachant que tout le monde n'attendait que ça pour lui tomber dessus. Il ne manque pas de courage...
-Tu as forcément des amis. Dans ton enfance, tu...
-Non.
Il m'a coupé brusquement et, après quelques secondes de silence, ajoute :
-Tu as vu mes parents. Dur d'avoir une vie normale auprès d'eux. Mon père est fier de sa position, de sa fortune, tient comme à la prunelle de ses yeux à l'étiquette, la bienséance. Ma mère est complètement exaspérante la moitié du temps. L'autre moitié, c'est quand elle dort. Ça ne laisse pas beaucoup d'occasion d'avoir une enfance comme les autres et des amis.
Mes yeux se posent alors sur une photo au mur. On y voit deux garçons riant et se tenant bras dessus bras dessous, l'un d'eux étant sans nulle doute Esteban.
-Et lui ?
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Intemporel T5 & 6
Science FictionIntemporel Tome 3 : L'ombre du prince Douze années se sont écoulées depuis la naissance des jumelles d'Edilyn et l'envoi d'une équipe de recherche sur Sagan. Si rien n'a vraiment changé à Astra, Azylis, avec l'aide de Christian, recherche plus que j...