QU'EST-CE QUE TU AS, MAMAN ? (septembre 821) Kuchel Ackerman, dite Olympia

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Je fais peur à voir. Le morceau de miroir brisé que Livaï m'a ramené me le dit chaque jour... C'est comme s'il comptait mes heures, lui aussi...

Les crampes d'estomac sont devenues insupportables. Je me vide comme une barrique à l'arrière de la maison alors que je n'ai presque rien mangé de la journée... Bientôt, ce seront mes viscères... Je maigris à vue d'oeil. Il ne me restera plus que la peau sur les os...

Livaï comprend que ça ne va pas. J'ai beau essayer de le rassurer, en lui affirmant que ça ira mieux demain, il ne s'y laisse plus prendre. Je n'ai plus la force de faire le ménage, la lessive ou les courses. Quand je le vois revenir avec à la main la maigre pitance qu'il a pu acheter, ou une grande barrique d'eau qu'il est allée chercher à l'autre bout de la rue, je me lamente ; ce n'est pas à lui de faire tout ça. Qu'est-ce que les gens vont dire ? Que je le maltraite ? Que je l'exploite ?

Mais personne ne fait attention à nous. Le coin de rue où nous vivons se dépeuple petit à petit. Même mon souteneur a filé. Je suppose que c'est mieux ainsi, je n'ai plus de quoi le payer.

Mon teint bilieux me dégoûte. Aucun homme ne voudra plus de moi, à moins que je guérisse. Je pourrais envoyer Livaï chercher un docteur, mais comment le payer ? Encore et toujours ce satané argent qui nous fait tant défaut mais régit tout ici et là-haut ! Il me regardera d'un oeil plein de mépris en pensant "bien fait pour toi, la catin" ! Je n'ai rien à attendre de ces gens...

Livaï prend soin de moi autant qu'il le peut. Il m'apporte régulièrement du thé, et cela me fait un peu de bien ; cela ne dure jamais cependant. Je ne peux plus aussi bien le surveiller, et je ne peux m'empêcher de me demander où il trouve le peu d'argent qu'il utilise... Le thé coûte cher, il ne devrait pas pouvoir en acheter... A moins que ce soit le marchand qui le lui offre. Mais pourquoi ferait-il ça ?

Quand je me laisse tomber de tout mon faible poids sur son petit lit, je ne peux m'empêcher de penser au passé ; à mon enfance, pas si malheureuse, même si mes parents sont partis tôt ; au moment où nous avons dû fuir ; à Ken qui a joué le rôle de frère et de père pendant notre adolescence... Il a toujours tant fait pour moi, et moi je l'ai fui. Quelle idiote je fais ! Il aurait pu venir nous sauver, Livaï et moi, si j'avais laissé un message ! Ken, tu me manques ! Si seulement tu pouvais nous trouver ! Si les prières marchent vraiment, alors c'est vers toi que j'envoie les miennes maintenant ! Pardonne à ta petite soeur écervelée !

Mon souffle est court, pourtant je suis restée assise. Je me mets à tousser. Je ne veux pas voir mes mains, ni ce qu'il y a dedans... Je réalise alors pleinement ma situation, sans plus me mentir ni me voiler la face : je suis très malade et je vais mourir. Un client m'aura refilé une saloperie qui me tue à petit feu... Cette prise de conscience me laisse muette, elle me prive de mots et de pensées... Je vais mourir... Comme Adelhaid, qui a trépassé le mois dernier...

Non ! Vingt-huit ans, c'est trop jeune pour mourir ! On ne meurt pas à ces âges-là ! Adelhaid était vieille, elle ! J'ai encore tant de choses à faire ! Je n'ai pas encore vu d'arbres, ni touché un nuage ! Je veux savoir ce qu'il y a au-delà de ces maudits murs, ce qu'il y a au bout de cet horizon dont parlent mes livres... Je veux sentir le vent et goûter la pluie ! Monter à la surface en femme libre et respectable, avec mon ange pour me porter...

Mon ange...

Mon Livaï ! Qui prendra soin de lui si je ne suis plus là ?! Il est trop petit pour s'en sortir tout seul ! On lui fera du mal ! On le vendra comme une bête ou pire ! Ou alors il se laissera mourir ici en croyant que je dors ! S'il existe une puissance supérieure qui veille sur nous, je l'implore ; prends ma vie si tu veux mais sauve celle de mon bébé ! il n'a commis aucune faute, lui, il est innocent ; moi, je peux payer, je suis une pauvresse qui a vendu son corps pour vivre ; mais lui, il n'a rien fait !

Je me tords les mains, et je suffoque. Mes larmes m'aveuglent. Pour la première fois de ma vie, j'envisage une terrible possibilité... J'ai tout raté, tout gâché... Mon existence est un échec. Il était évident que je ne pourrais jamais offrir à Livaï une vie meilleure que la mienne. Je l'ai précipité dans mon abîme, par égoïsme... Parce que je ne voulais pas être seule, je cherchais un sens à ma vie... Ken, tu avais raison, je ne vaux pas mieux que toi...

Il serait si facile d'en finir vite... Une petite incision et il s'éteindra facilement, paisiblement... Je ne lui ferais pas mal... Je ne lui en ferai plus... Le mettre au monde était une erreur... Et ensuite, j'en finirai avec moi-même... On s'endormira l'un à côté de l'autre, dans son petit lit, et les rats et les vers viendront nous faire disparaître. Nous n'aurons jamais existé...

Au moment où mes pensées folles s'arrêtent, je me rends compte que je suis dans la cuisine, la main posée sur un couteau. Je le lâche en criant. Comment ai-je pu avoir de tels projets ?! Tuer mon fils ?! Non, je ne tuerai personne. Je continuerai à vivre tant que mon corps tiendra le coup, et d'ici là, peut-être, un espoir surviendra. Pour lui du moins. Car je n'en ai plus pour moi...

Pardon, Livaï, maman aurait voulu rester plus longtemps avec toi... Te voir grandir, devenir quelqu'un d'important, quelqu'un dont on se souviendra, dont on scandera le nom dans l'allégresse... Pourquoi ces visions m'assaillent-elles tout d'un coup ?... Elles me rendent heureuse... pour la dernière fois...

Les vieux dictons ont la vie dure, pas vrai, grand-père ?...

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 1 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant