Les Chroniques de Livaï ~ Tome 1 [+13]

CE CIEL SI BLEU...(mars 844)Erwin Smith

Ils arrivent.

De la fenêtre de ma chambre, je vois la diligence cheminer le long de la route, et elle aura pénétré dans l'enceinte dans quelques minutes. Le soleil est déjà en train de se coucher, et les soldats ne vont pas tarder à revenir de l'entraînement. Keith est aux commandes des sessions aujourd'hui, il ne sera sans doute pas tout à fait présentable pour les accueillir, mais il ne s'en privera pas.

Si j'ai vu juste au sujet de ce Livaï, ses méthodes ne donneront rien. J'ai tenté plusieurs fois de lui faire comprendre que les soldats du bataillon ne sont plus des jeunes recrues des brigades d'entraînement, et que les terroriser pour les amener à obéir au doigt et à l'oeil n'est pas forcément la meilleure façon de faire. Les hommes doivent avoir confiance en leur chef pour qu'on puisse les amener à donner le maximum d'eux-mêmes.

Peu d'explorateurs peuvent affirmer apprécier Keith. C'est un chef dur et intransigeant, il manque de souplesse et de psychologie. On m'a souvent accusé d'avoir pris cette place de bras droit auprès de lui afin de l'influencer, mais ce n'est pas tout à fait vrai. Keith est un homme chargé de responsabilités, et je l'ai parfois vu craquer sous la pression... Je le soutiendrai tant que je le pourrai mais si je pouvais l'amener à changer d'attitude vis à vis de nos soldats, ce serait un grand pas ; pour le bataillon et pour lui. Il n'est pas bon pour ses nerfs de se mettre dans de tels états uniquement pour briser des esprits rétifs...

Mon but est de changer le bataillon en profondeur. Il a essuyé trop d'échecs ces dernières années. Cela mine notre moral à tous. Mais je garde l'espoir que ces nouvelles recrues, avec leur nouvelle façon de penser, leur façon inventive et audacieuse d'utiliser le harnais et leurs fortes personnalités feront comprendre à Keith qu'il est temps que les choses avancent.

Les explorateurs ont besoin d'un renouveau. D'un bon coup de pied là où ça fait mal pour comprendre que ça ne va pas.

Faragon va sans doute encore davantage me détester, mais qu'importe. Keith et moi nous sommes mis d'accord pour intégrer ces recrues dans son escouade. Il n'en sait rien, bien sûr. Il sera mis au courant demain, lors de la cérémonie d'accueil. Son escouade a pris un sacré coup depuis la dernière expédition, il est temps de renouveler ses membres. S'il parvient à mater ces trois-là, à s'en faire obéir et à les amener à se battre pour lui, il aura prouvé qu'il est digne d'être chef d'escouade. Jusque là, je me réserve le droit d'en douter...

J'ai tout préparé en amont pour que Rovoff soit mis sous les verrous le plus vite possible, sans que cela ne se sache. Lorsque je me serais assuré qu'ils recherchent bien les fameux documents que je suis censé avoir en ma possession, je jouerais le jeu de la dissimulation afin de leur faire croire que j'ai bien quelque chose à cacher. Il reste une inconnue dans mon équation : je ne sais pas combien de temps je pourrais jouer la comédie. Je le ferais tout le temps nécessaire, jusqu'à ce que ces trois recrues de choix aient compris leur intérêt à se battre pour le bataillon. Il doit bien y avoir un soupçon de fierté patriotique dissimulée dans ces coeurs de truands. Le cas échéant, ce sera à moi de les convaincre.

Si seulement je pouvais au moins le convaincre, lui...

La diligence est entrée dans la cour. Le jour a encore baissé. Il seront pris en charge très vite et logés provisoirement dans une des chambres de la forteresse. Ensuite, ils seront intégrés dans leur escouade et prendront leurs quartiers dans les dortoirs des anciens. Ils ont dû être mis au courant que leurs papiers d'identité ne seront délivrés que si ils font leurs preuves. Ils doivent les désirer plus que tout... Ils ne s'enfuiront pas ; et il est nécessaire qu'ils comprennent très vite qu'ils ne sont pas prisonniers ici.

Les voilà. Ils descendent de la diligence. Ils ont l'air d'aller bien - leurs gardiens apporteront leur dossier médical au major. Je vois déjà nos troupes rentrer au bercail. Je devrais sans doute aller à la rencontre des nouveaux venus. Oui, c'est ce qu'on attendrait de moi. Mais je vais m'en abstenir ; les officiers de garde dans la cour vont aller chercher Keith pour l'informer de leur arrivée, je n'ai pas besoin d'y aller. Mais il y a aussi une autre raison...

Livaï lève les yeux vers ma fenêtre et me fixe intensément. Il a deviné que j'étais là ; un genre de sixième sens développé dans cet environnement difficile que sont les bas-fonds, sans doute. Il a bien d'autres talents qu'il me tarde de découvrir... En attendant, je vais éviter de lui imposer ma présence. Sa haine est palpable, je la devine... Laissons-lui le temps de s'habituer à ce nouvel environnement avant de tenter une quelconque approche.

Je sais que tu as envie de me tuer, que tu n'as toujours pas digéré la façon dont je t'ai capturé... Mais c'était nécessaire. Même si je le regrette un peu... J'aurais aimé que nos rapports soient plus sains, mais enfin, le temps passera et peut-être que tu oublieras...

Je n'ai jamais senti autant de colère et de rage dans une seule personne... S'il peut les sublimer et les tourner contre les titans, c'est un adversaire redoutable que je vais leur opposer...