UN GARCON MANQUE (mars 830) Bettina Jördis

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J'étais prête à aller au centre-ville ce matin - un peu tard, j'ai eu du mal à me réveiller - quand ce plumeur s'est pointé à l'improviste

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J'étais prête à aller au centre-ville ce matin - un peu tard, j'ai eu du mal à me réveiller - quand ce plumeur s'est pointé à l'improviste. J'ai senti une main qui puait se plaquer sur ma bouche et l'autre se refermer sur mon poignet. J'ai essayé de le griffer, de le mordre, de lui envoyer mon pied dans les valseuses, mais il m'a tordu le bras et la douleur a failli me faire tomber dans les vapes.

Je voyais pas très bien sa gueule dans la pénombre de la rue, mais de toute façon, ils se ressemblent tous. Un peu de sa salive a atterri sur ma joue... Tous les mêmes... Je ne savais pas s'il était armé. Machinalement, j'ai passé ma main libre un peu partout sur lui dans l'espoir de découvrir un couteau ; mais ça a dû l'exciter davantage et il m'a écrasée de tout son poids contre le mur. J'allais commencer à crier à l'aide - par pur réflexe - quand il s'est brusquement retourné.

Alors que j'essayais de refermer ma chemise - dont ce porc avait décousu les boutons, bordel, ça coûte cher, les boutons ! -, il m'est tombé dessus, et une gerbe de sang a arrosé le mur derrière moi. Tout ce que je distinguais de mon sauveur était deux yeux qui brillaient dans le noir, comme ceux des chats... Ca a duré juste deux secondes ; peut-être l'ai-je imaginé. Puis la silhouette familière de Livaï est apparue devant moi. Il était figé, ses yeux immobiles et son visage inexpressif, comme s'il se rendait pas du tout compte de ce qu'il venait de faire. Il m'a fait peur, pendant un moment j'ai eu du mal à le reconnaître. Puis ses yeux se sont fixés sur moi, et il a semblé noter ma présence.

Il m'a demandé, avec une voix très grave, si je voulais qu'il lui coupe les mains et... Bon sang, j'aurai jamais imaginé l'entendre dire des trucs comme ça ! Je voulais pas qu'il continue, je voulais qu'il redevienne lui-même ! Alors j'ai secoué la tête pour lui dire non. Il a paru se calmer et son visage s'est détendu. Je me suis remise à respirer.

La bande à Jochem avait déjà zigouillé quelques gêneurs dans le temps, mais jamais devant moi ; et moi, j'avais jamais tué. J'ai déjà croisé des cadavres dans la rue mais voir un type crever de mes yeux, c'était nouveau pour moi.

Livaï s'assoit à côté de moi et on regarde le type crever sans bouger. Une fois que c'est fait, on revient à la réalité et Livaï s'inquiète de cacher le corps. On peut pas le laisser devant ma porte. On peut le brûler. Je vais chercher des allumettes et une bouteille de gnôle qui me reste. Livaï charge le macchabée sur son dos - très facilement - et on se dirige un peu sur les hauteurs du quartier ouest.

J'arrose le type et je mets le feu à ses vêtements. Ca les crame bien, mais il en faut plus que ça pour cramer un corps humain. Il se retrouve à moitié calciné. Bah tant pis, les rats finiront les restes.

Livaï et moi, on se dirige vers le centre-ville, là où il y a de la lumière et des gens. Je me sens mieux ici pour tout dire. Il voit que je suis pas dans mon assiette, encore choquée, et il me demande si je veux aller au puits de lumière pour jouer. Il est redevenu l'ado normal que je vois tous les jours... Mais j'ai plus un rond dans les poches et je dois me refaire. Je lui donne rendez-vous plus tard et on se sépare.

Ca donne pas autant que je voudrais... Les pigeons doivent pas être de sortie, ou c'est moi qui fais n'importe quoi. J'ai même failli me faire choper par le dernier, un grand type qui m'a poursuivie jusque dans le quartier ouest. En revenant, je jette un oeil aux ruines du refuge pour enfants. Visiblement, on a pas jugé bon de le rebâtir.

Je retrouve Livaï devant la fontaine du centre-ville. On va pas boire un verre - enfin surtout moi, plus aucun bar ne vend de thé ces temps-ci - parce que lui aussi revient pas très en veine. On fera sans doute mieux demain. Parfois je me demande comment on fera quand on aura réellement plumé tous les habitants des bas-fonds. Je comprends les états d'âme de Livaï finalement...

On va se promener dans le quartier ouest, et on traîne près de l'escalier. Tout en haut, je sais qu'il y a la surface. Elle semble si proche... quelques marches à monter... Pourquoi a-t-il fallu qu'on naisse ici ? Pourquoi on aurait pas le droit de vivre heureux sous le soleil, nous aussi ? Y a du monde par ici, et pas mal ont du fric, pour tenter de se payer les papiers de citoyens auprès de la garnison. Mais c'est trop dangereux de voler ici, trop de patrouilles.

Je demande à Livaï s'il a pas envie d'aller vivre là-haut. Il me répond qu'il aimerait bien, mais pour ça, il faudrait amasser encore plus d'argent, et il en est loin. Je soupire en tâtant mes poches. Je lui dis que j'adorerais vivre au-dessus, moi. Il me promet que s'il arrive à avoir assez d'argent pour nous deux, on ira ensemble. Je suis sûre qu'il y croit pas vraiment.

Sur le chemin du retour, on achète des pommes et des morceaux de pain un peu durs que les derniers clients ont laissés. C'est près de l'escalier qu'on trouve le plus de boutiques, les marchands comptent sur la présence de la garnison. Si on avait eu plus de chance, on serait allé se manger une soupe chaude au troquet du coin. Au lieu de ça, on se contente d'une bonne rasade de l'eau de la fontaine, qui a toujours aussi mauvais goût.

Il me raccompagne jusqu'à ma planque et la trouille me reprend. Ce coin me paraît plus si sûr... J'hésite à lui demander... Il comprend ce que je ressens et me dit qu'il peut rester avec moi si je veux. Comme il dort pas beaucoup, il montra la garde. J'applaudis des deux mains dans ma tête ! Je me sentirai tellement mieux s'il est là !

Je le fais entrer - j'ai bien rangé mes culottes cette fois - et on s'assoit devant l'ancienne cheminée de la maison, à moitié éboulée, dans laquelle j'allume un petit feu. Même si on est plus en hiver, la garnison l'autorise encore à cause du froid qui semble pas vouloir s'arrêter. Mais à deux, on a déjà plus chaud.

On croque nos pommes et notre pain ; ce sera notre seul repas de la journée, alors on savoure. Après s'être bien réchauffés, je pense à où Livaï va dormir. C'est moi qui a le tricot aujourd'hui, donc je lui propose de dormir à côté de moi, comme ça je le mettrais sur nous deux. Mais il semble rougir - enfin, je suis pas sûre, j'ai peut-être mal vu - et me réponds qu'il va pas dormir de toute façon. Il m'a déjà parlé de ses insomnies. Il reste près du feu, et moi je me glisse sous le tricot.

Savoir qu'il est dans la pièce et qu'il me regardera peut-être pendant que je dors me paraît tout à coup plutôt étrange. J'ai déjà dormi dans la même pièce que des garçons, et même dans le lit de Jochem, mais là c'est pas pareil...

J'aurai bien voulu qu'il vienne s'allonger avec moi. Il faut croire que dormir toute seule commence à m'ennuyer...


Les Chroniques de Livaï ~ Tome 1 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant