UN GARCON MANQUE (février 830) Bettina Jördis

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Livaï et moi, on se voit tous les jours maintenant

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Livaï et moi, on se voit tous les jours maintenant. Je sais bien qu'il fait en sorte de me laisser quelques bourses à couper, il est meilleur voleur que moi. Je suppose que c'est ce qu'on appelle "être galant".

Les jours où on vole pas, on traîne dans les rues pour faire le plein de bouffe ou la lessive. On se partage notre bout de savon, parce que c'est cher. Il m'a montré une bonne technique pour mieux frotter les habits et enlever les taches de sang. J'ai vu qu'il y en avait sur une de ses chemises. Elles venaient d'où ? Est-ce qu'il avait encore ?... J'hésitais à lui poser la question et même à évoquer ce jour-là, où il avait montré à tout le monde qu'il fallait pas lui chier sur les pompes.

Je l'ai vu tellement plus grand à ce moment-là... Mais finalement, quand on le côtoie tous les jours, on se rend compte qu'il est normal. C'est vrai que ses yeux ont l'air froid, car ses pupilles ne changent pas. J'ai souvent du mal à comprendre à quoi il pense ou ce qu'il ressent, et il ne se confie pas si facilement. C'est moi qui fait la conversation la plupart du temps. Mais je sais qu'il écoute avec attention.

Il est pas du tout comme les autres garçons... Je l'ai vu à l'oeuvre, je sais qu'il est fort, et lui aussi doit le savoir ; mais il affiche toujours un air un peu vulnérable, comme s'il attendait quelque chose, ou quelqu'un. J'ai eu plusieurs fois envie de le prendre dans mes bras pour le rassurer - ou pour me rassurer, moi. Je me sens tellement bien avec lui que même quand on se dit rien, je me sens pas gênée du tout.

Comment il me voit ? Comme un genre de grande soeur des bas-fonds, qui a vu et vécu plus de choses que lui ? Je sais pas si c'est vrai... Il a dû en vivre, lui aussi. Il me racontera peut-être son passé un jour. Non, je veux pas qu'il me voie comme une grande soeur ; une amie, ce serait bien.

Jochem n'a toujours pas reparu. Je me demande bien où il est, celui-là. Il serait furax de me voir avec Livaï. Il le détestait tellement... Je me suis toujours demandé pourquoi, après tout, c'était qu'un gamin qui faisait rien de mal. Peut-être que c'était ça qui l'énervait ; le calme avec lequel Livaï regardait tout et tout le monde, comme si rien ne pouvait l'atteindre... Il était si différent de lui, toujours à rouspéter et à en faire des caisses pour rester le patron... Je pense que Jochem l'enviait, d'une certaine manière.

Foutre le feu, c'était trop. Il avait dépassé les bornes. Je me suis tirée, je voulais plus voir sa gueule. Je suis libre, maintenant. Je peux faire ce que je veux, voir qui je veux, sans l'avoir sur le dos. Je me rends compte que maintenant de l'emprise qu'il avait sur moi.

Livaï me demande si je veux voir quelque chose de chouette. Je dis oui, pour sûr ! Il me prend la main et m'entraîne très loin, vers le quartier est, où il habitait avant. Il y fait plus froid que dans mon quartier, car le plafond a pas été fini. Mais on y respire mieux aussi. Je sens une odeur, que j'arrive pas à reconnaître tout de suite... Ah oui, c'est celle de la neige. Je vois où il m'emmène. Je connais l'endroit.

Il appelle ça le puits de lumière. C'est un joli nom qui lui va bien. C'est sa mère qui lui a donné son nom, qu'il me dit. Tu veux me parler de ta mère, Livaï ? Ah ! il est déçu de constater que je suis déjà venue ici. Il pensait m'étonner ! C'est adorable ! Te mets pas à bouder ! Tiens, prends ça !

Je lui lance une boule de neige et il m'en renvoie une encore plus grosse. On se tabasse joyeusement avec ça jusqu'à ce qu'on deviennent tout rouges. On s'assoit, un peu essoufflés, mais réchauffés, et les rayons timides du soleil viennent nous éblouir. C'est bientôt le soir, là-haut. J'aimerais bien voir un vrai coucher de soleil, il paraît que c'est beau. Livaï regarde la lumière sans ciller. Vus d'ici, on dirait qu'il a les yeux bleus...

Puis il se met à parler. De sa mère. Il raconte qu'il était trop petit quand elle est morte pour avoir pu jouer avec elle ici. De quoi elle est morte ? Il sait pas trop, il pense qu'un sale type lui a refilé une saloperie. Ah... je vois ce qu'il veut dire. Il a du mal , mais ça sort enfin : sa mère était une putain.

Il met un point d'honneur à pas pleurer, mais je sais qu'il est triste. Il renifle très fort - il doit avoir un rhume - et déclare que c'est sa faute, qu'il aurait dû tous les chasser, pas les laisser approcher. C'est pas vrai, que je lui réponds. Sa mère a fait ça pour leur permettre de vivre, et puis il était trop petit pour se mesurer à eux. C'est... pas si sale que ça.

Je me rapproche et je le prends enfin dans mes bras. Il se laisse faire, et passe son bras autour de ma taille. Aucun garçon m'a jamais serrée comme ça... Je frotte un peu son épaule car je le sens glacé. Mais il se remet vite sur ses pieds et commence à entasser de la neige dans un seau qu'il a amené. C'est pour moi, qu'il me dit. ll va me porter ça jusque chez moi, comme ça j'aurai de l'eau propre. Je n'y avais pas pensé ! Mais ce seau a l'air bien lourd ! Je vais pour l'aider à le porter, mais il me repousse d'une main et le soulève sans problème. C'est un boulot d'homme, qu'il dit. Ah ah ! Il est si fort ! Je pourrais pas faire ça, moi !

Je le taquine en lui tâtant les bras. Il me demande si je les trouve trop fins ; je lui réponds que ça a pas d'importance puisqu'il peut soulever un seau rempli de neige. Jochem aurait pas su faire ça, je crois. Ma réponse a l'air de lui convenir, et il bombe le torse en plissant les lèvres. On rentre comme ça jusqu'au quartier ouest. Sur le trajet, il n'a posé le seau qu'une seule fois.

Je le guide jusqu'à ma planque. Il est étonné de constater que je suis encore moins bien installée que lui. Mais le coin est désert presque toute la journée, ça vaut bien le coup. Il pose le seau par terre et son regard tombe sur une des trois culottes que je possède. Etalée sur mon petit lit bricolé, et propre, on ne voit qu'elle dans l'obscurité. Je la fais disparaître, un peu gênée. Je sais pas si je me suis mise à rougir mais il détourne la tête. Faut pas qu'il s'imagine que ça suffit pour tout savoir de moi !

Comme il renifle pour le énième fois, je lui passe un mouchoir ; il doit être enrhumé, que je lui dit. Je connais un bon remède qu'on peut fabriquer facilement avec des trucs d'ici. De la mousse, quelques champignons... Ma tutrice avait un rhume chronique et c'est elle qui m'a montré ça. Toutes les grands-mères des bas-fonds connaissent la recette, elle se transmet depuis longtemps.

Je peux lui en faire un peu, ça le soulagera. Demain, je lui en apporterai. Il hoche la tête et disparaît dans la nuit. J'ai pas sommeil, je vais aller faire la cueillette tout de suite. Je me glisse comme un fantôme entre les ruines abandonnées, en compagnie des chats et des rats, et je me mets à siffloter. Je me sens très joyeuse.

Quand je reviens avec ma récolte, la neige dans le seau a complètement fondu.


Les Chroniques de Livaï ~ Tome 1 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant