Les Chroniques de Livaï ~ Tome 1 [+13]

ADIEU, MON FRERE...(mai 844)Erwin Smith

C'est un jour idéal pour tester la nouvelle formation. Même si la présence de quelques nuages masque un peu le soleil levant, cela devrait être une belle journée.

Keith et moi guidons le bataillon en dehors de l'avant-poste. Celui-ci retourne à son isolement habituel. Mais nous y reviendrons, un jour. Pour l'heure, seules les terres devant nous attisent notre curiosité. Nos ennemis s'égarent peu en dehors de leur trajectoire, ils semblent comme irrésistiblement attirés par le Mur Maria. Mais nous en croiserons assurément sur notre route ; je garde cet espoir en tête car si aucun ne se montre, nous ne saurons pas si la formation fonctionne.

Nous galopons vers le sud, dans la direction approximative d'un autre avant-poste connu. Nous allons devoir couper la route des titans et passer entre eux, ce qui reste très dangereux, même si l'exercice est court. Nos montures sont bien reposées, et nous aurons besoin de toute la force de leurs muscles pour réussir cette épreuve.

Le bataillon s'est engagé dans la prairie. Je fais signe à nos suiveurs de la main : adoptez la formation de détection à longue distance ! Je ne peux voir ce qui se passe derrière moi mais je sais que mon ordre est exécuté. Si tout le monde fait correctement son travail et que le relai est passé, tous les soldats devraient être déployés autour de nous en groupes de trois ou quatre selon la dangerosité de la position, et ceci en moins de cinq minutes. Je me mets à décompter les secondes mentalement...

La formation doit être déployée. Les titans ne devraient plus être très loin.

Tout juste. A peine une dizaine de minutes plus tard, j'aperçois un premier signal de fumée. Rouge. Le titan signalé a dû se faire remarquer peu de temps auparavant. Je dois garder ce paramètre en tête : si les équipes sont trop éloignées, le signal peut prendre trop de temps à arriver ; si elles sont trop rapprochées, nous risquons d'être submergés par nos ennemis avant d'avoir changé de cap. Je calcule soigneusement les distances et les temps de réponse, tandis que Keith surveille ma réaction.

Je sors mon pistolet, armé d'un fumigène vert, et le déclenche. Il est aussitôt relayé par les équipes à proximité, et nous commençons à amorcer un virage vers l'ouest. J'aimerai être capable de voir ce qui se passe sur tout le terrain, mais je dois m'en remettre totalement aux chefs d'équipe. Mike nous suit, Keith et moi, mais Greta et Steffen ont été assignés exceptionnellement à d'autres équipes aux rangs dégarnis. Ils se trouvent en avant de la formation. J'ai l'habitude de les laisser gérer, je sais qu'ils s'en sortiront.

Nous répétons l'opération un certain nombre de fois, et tout semble se passer comme prévu. Aucune fumée noire ne vient entamer notre moral. Les titans ne passent pas nos lignes. Je n'en ai pas vu un seul depuis le début de la chevauchée. Nos braves soldats ont compris le principe. Bientôt cela leur deviendra naturel. Je compte bien tous les ramener vivants, cette fois.

Mais tandis que je me réjouis, Keith m'indique le ciel. De gros nuages gris roulent dans notre direction... Je lève les yeux et sens l'odeur métallique de la pluie imprégner l'air. Cela ne présage rien de bon... Les nuages se chargent de plus en plus... Quand nous sommes partis, le ciel n'avait rien de bien menaçant, mais à présent... Bientôt, le soleil est éclipsé et l'on se croirait au crépuscule. Pourtant, le matin n'est qu'à peine entamé. Nos soldats ne doivent pas paniquer ; une bonne visibilité est nécessaire à un explorateur pour circuler à l'extérieur. Si le temps se gâte, notre avantage pourrait être compromis... Les lignes doivent tenir...

Enfin, la première goutte de pluie s'est fait attendre. Maudit ciel... Le voilà noir à présent. Et une averse sans précédent nous tombe dessus... Ca va mal... On n'y voit presque plus rien... Les chevaux peuvent aussi trébucher ou glisser sur l'herbe mouillée... Non, décidément, ce temps n'est pas idéal pour une expédition... Cela marchait si bien jusqu'à présent !

Je conseille à Keith de stopper le test de la formation. Le mieux est de galoper au plus vite à l'avant-poste sans plus tarder ! La pluie torrentielle va disloquer nos troupes ! Je ne suis même pas sûr qu'ils peuvent encore me voir... Je tente de lancer un signal de fumée pour prévenir les soldats, afin qu'ils se rassemblent. Foncer en tête de flèche, tous groupés, est la meilleure option. Mais le fumigène est vite étouffé par la tempête et se perd. Malheur !

L'expédition est en train de tourner au cauchemar. Je ne peux plus me faire voir de mes camarades, et eux ne peuvent plus me voir non plus. Je ne peux que compter sur les chefs d'équipe pour guider au mieux les troupes. Ils doivent garder le cap ; s'ils ne dévient pas de leur trajectoire, ils ont une chance d'atteindre l'abri.

Mais un énième caprice climatique vient me faire perdre le peu d'espoir qui me restait. L'eau, combinée à la chaleur matinale, fait monter de la terre un brouillard qui ne tarde pas à s'épaissir... Il nous entoure et nous sépare un peu plus les uns des autres. Plus aucune visibilité sur plus de trois mètres devant nous. J'entends Keith lancer des appels autour de lui, mais même nos voix sont couvertes par le tambourinement de la pluie. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter, ce serait notre arrêt de mort. Les titans sont peut-être tout autour de nous, prêts à surgir. Et nous ne pouvons plus les détecter. Il ne faut pas s'arrêter, il faut continuer, jusqu'à la limite des forces de nos montures. Pourvu que l'avant-poste soit proche à présent...

Mike m'informe qu'il sent l'odeur de titans quelque part sur notre droite... Cela veut dire qu'ils ont infiltré nos lignes...

Nous sommes tous livrés à nous-mêmes.