UN GARCON MANQUE (janvier 830) Livaï

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Kenny est pas revenu

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Kenny est pas revenu. Il reviendra pas cette fois. Et moi, j'ai plus de planque.

J'y suis retourné pour voir un peu ce que je pouvais sauver. Mes livres avaient totalement cramé, mon encrier était tout noir et fondu, mon couteau aussi. J'avais plus que le foulard de maman, que j'avais ramassé dans la poussière après le combat. Je me suis quand même demandé s'il restait pas des biffetons, sous la latte du plancher. Elle avait pas complètement brûlé, mais les billets étaient noircis et rendus illisibles par la fumée. J'ai réussi à en trouver une liasse, tout en dessous, pas trop mal en point et je l'ai mise dans ma poche. Mais je savais que je devrais retourner voler dans pas longtemps.

J'ai essayé de mettre un peu d'ordre dans la planque, même si elle avait plus qu'un mur qui tenait pas... mais ça donnait rien. J'ai dormi deux ou trois fois dedans, sous des meubles qui tenaient encore debout, mais j'en ai eu marre. Il fallait que je me trouve une autre cachette.

Je suis de retour dans le centre-ville et je guette les passants prêts à se faire détrousser. Depuis l'incendie du quartier est, tous les autres me foutent la paix, ils me regardent par en-dessous, on dirait qu'ils ont peur. Même si je sais pas encore vraiment expliquer ce qui s'est passé ce jour-là, je me dis que c'est bien pratique pour les affaires. Je suis presque le seul voleur du coin ; ou alors ils se cachent dès que je déboule. Des types plus grands et plus costauds que moi qui se barrent sur la pointe des pieds devant moi, je sais pas, ça me paraît pas croyable ; et drôle à la fois !

J'ai moins de regrets à voler maintenant. Je me dis qu'ils le méritent tous. Enfin, je les choisis plutôt. Je m'attaque plus aux femmes qui ont l'air d'avoir des gosses, j'ai décidé que c'était pas correct. Et j'en ai pas vues dans le cercle... Mais les autres, les hommes saouls, les putes, les petites frappes de mon âge, j'hésite pas. Et je me débrouille mieux aussi. Je suis plus rapide, plus précis. J'ai l'impression que tout va un peu plus lentement qu'avant, que j'ai une petite seconde d'avance sur tout le monde. Je pourrais essayer de fouiller dans les poches des gardes aussi, mais je sais pas exactement ce qu'ils peuvent faire avec leur équipement qui fait voler. Je veux pas me retrouver en taule.

Le thé me manque. Le noir surtout. Ca fait un moment que j'en ai pas bu... L'eau de la fontaine est bonne pour faire la lessive, mais à boire, c'est pas la joie. J'ai essayé de me mettre à la bière, une bonne fois, parce que c'est finalement la boisson la plus courante et la moins chère dans les bas-fonds. Mais ce goût amer... j'y arrive vraiment pas. Quelques gorgées, pas plus, sinon c'est dégobillage direct.

Je me suis encore mis en tête d'essayer, assis dans un bouge quelconque - non, en fait c'est celui que préférait Kenny - quand je vois entrer quelqu'un que je connais. Il me faut un peu de temps pour la remettre. Et surtout pour me rappeler que c'est une fille. Elle traînait avec la bande à Jochem dans le temps, et je sais aussi que c'est une bonne voleuse.

Elle était venue me parler une ou deux fois à l'époque où je mendiais dans ce quartier, avant que Kenny et moi on déménage. On s'est jamais beaucoup parlé parce que les gars de la bande quadrillaient le secteur et elle aurait passé un sale quart d'heure si on l'avait vue fricoter avec moi. On s'est déjà échangé des clopes, des trucs comme ça.

La première fois que je l'ai vue, je l'ai prise pour un garçon avec ses cheveux courts. Je savais pas que les filles pouvaient entrer dans une bande, celles que j'avais vues étaient soit des mères de familles pressées, soit des putes. Mais elle faisait rien de tout ça. Elle se comportait comme un garçon, elle volait, fumait et jurait comme eux.

Je pense que c'était fait exprès. Et puis... elle était plate comme une planche, ça aidait. Je sais pas grand chose sur les filles, mais ça, je l'avais noté tout de suite.

Ah, on dirait qu'elle me reconnaît. Elle se dirige vers moi. Je suis un peu méfiant quand même, si ça se trouve, elle est toujours avec Jochem... Mais elle me sourit, un peu timidement, comme si elle avait peur de me déranger ; mais elle attend pas que je l'invite et s'assoit d'elle-même en face de moi. Elle me demande comment je vais, je lui répond pas trop mal et je lui pose la même question. Elle rougit un peu, enfin je crois parce que son visage est un peu crasseux. J'aurais bien envie de le frotter un peu...

C'est bizarre d'avoir une conversation de ce genre. Parler de banalités avec une personne que je connais à peine, ça m'est rarement arrivé. Mais c'est pas désagréable. Elle m'inspire confiance. Mais je me souviens pas si elle m'a un jour dit son nom, et j'ai un peu honte de lui demander. Heureusement, elle me sauve la mise en me le disant d'elle-même. Elle s'appelle Bettina, mais tout le monde dit Betti. Je lui redis mon nom, au cas où, et elle rit en répondant qu'elle sait comment je m'appelle.

Elle lorgne vers ma bière à peine entamée. Je devine qu'elle a soif alors je la pousse vers elle. De toute façon, c'est pas la peine d'insister. Elle la vide presque d'un trait devant moi. Je sais qu'elle doit avoir environ deux ou trois ans de plus que moi, mais ça reste impressionnant. Puis elle allume une cigarette et m'en propose une. J'ai pas trop envie de fumer là maintenant, mais ça fait un moment que j'en ai pas eu l'occasion, alors je me laisse faire.

Je suis pas très loquace alors Betti entame la conversation. Elle me dit qu'elle est plus avec le gang de Jochem depuis le jour des incendies, parce que cramer des enfants, c'est pas dans ses cordes. Elle a assisté au combat et m'avoue sans hésiter qu'elle avait espéré que je gagne. J'y croyais pas moi-même, que je lui réponds... Ses yeux s'agrandissent et elle murmure qu'elle m'imaginait pas si fort. Moi non plus. Elle se met à rire franchement et j'ai envie de rire aussi, avec elle. C'est comme si son rire balayait tous mes problèmes. C'est un rire franc, pas forcé, qui signifie vraiment la bonne humeur. Elle doit pas le faire souvent ; comme Kenny...

Je lui demande ce qu'elle fait en ce moment, puisque les autres sont plus là. Elle vole, qu'elle me dit, un peu partout, mais je vois que le sujet la gêne un peu. Je sais bien quel genre de truc une fille peut faire pour survivre dans les bas-fonds, je la juge pas, ma mère faisait pareil... Mais je suis pas sûr que ça soit le cas, alors je préfère rien dire. Je veux pas la mettre plus mal à l'aise, et puis ça me regarde pas.

Je me mets à parler un peu plus. Je lui dis que je suis tout seul aussi et sans abri - elle sait pour la planque -, mais que je peux me débrouiller. Je m'en fais pas tant que ça. Enfin, je dis ça peut-être parce que je veux pas qu'elle me prenne pour un bébé trouillard... J'ai envie de lui parler de Kenny, de lui demander si elle l'a pas vu, mais je suis pas sûr qu'elle le connaît... Je m'accroche encore à ça, à cet espoir-là... Mais je sais au fond que ça sert à rien.

Elle sait écouter, Betti. Quand je parle, elle ne dit rien, ne me coupe pas et attend que j'ai fini pour poser une question. On dirait vraiment que je l'intéresse beaucoup. C'est une drôle de sensation ; personne à part Maman et Kenny ne s'était réellement intéressé à moi avant... Je lui dis des tas de choses, que j'avais jamais dites à personne. Ca fait du bien de parler, en fait.

Le bar va bientôt fermer pour la nuit, les lumières dehors commencent à s'éteindre. J'ai pas vu le temps passer, et les chaises sont vides. Le gérant va nous virer à coups de fusil si on déguerpit pas. On se sépare devant, et elle me serre la main, comme un vrai mec. Elle a une bonne poigne... Elle doit pas être mauvaise en baston. Je lui demande où elle pieute ; elle reste vague et désigne une zone plus à l'ouest. Moi, je vais à l'est. Donc, euh... et ben... à bientôt peut-être, Betti.

Elle s'éloigne dans le noir. J'espère qu'il lui arrivera rien et qu'elle sera bien planquée...


Les Chroniques de Livaï ~ Tome 1 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant