Les Chroniques de Livaï ~ Tome 1 [+13]

COMMENT DEVENIR UN EXPLORATEUR ?(avril 844)Erwin Smith

Faragon m'a encouragé à rapporter l'incident à Keith, sans doute afin que Livaï soit sanctionné. Mais je n'en ferai rien. Je ne tiens pas à ce qu'il se retrouve derrière les barreaux le jour de l'expédition. Sa présence est indispensable.

Je me trouvais sur le terrain d'entraînement, et j'aurais tout aussi bien pu prendre part aux exercices. Ce qui s'est passé n'est pas un acte d'insubordination en soi. Du moins, c'est ce dont je me suis persuadé.

Je n'ai pas réellement tenté de le provoquer, mais de le secouer un peu. Je m'attendais davantage à des insultes ; quand j'ai senti qu'il était réellement en train de m'attaquer, j'ai été pris de court mais la situation m'est apparue clairement. Il n'essayait pas de me tuer ; il voulait m'humilier. Comme je l'avais humilié dans les bas-fonds. Les soldats du bataillon ont assisté à la scène, je suppose que sa rage doit être calmée à présent.

Si c'est le cas, alors je n'ai payé qu'un modeste prix. Pourvu qu'il parvienne à m'aborder avec plus de sérénité à l'avenir. Mon amour-propre n'a pas été entaché, même si je ne suis pas sûr que j'aurais réussi à le repousser de moi-même. Sa force est prodigieuse ; je n'ai pas la réputation d'être facile à mettre à terre. Même Mike n'y arrive qu'une fois sur deux.

Mais cette force m'a cloué au sol en un éclair, elle m'a coupé le souffle, et je crois que c'est à cet instant que j'ai vraiment saisi la totalité des capacités de Livaï. Jusqu'à présent, je n'en avais qu'une conception imparfaite. Maintenant que j'en ai fait l'expérience avec mon propre corps, j'arrive à situer dans quelle direction il doit être emmené.

Il doit demeurer au bataillon. Ses deux acolytes sont aussi très bons, mais lui est exceptionnel. Notre régiment ne peut se passer de talents comme les leurs. Je dois faire en sorte d'exciter davantage leur curiosité et d'éveiller leur volonté de servir l'humanité. Ce qui implique la seconde phase de mon plan.

Je sais que mon bureau au moins a été fouillé ; malgré leurs précautions, je connais mon bureau dans ses moindres détails, et certains ne m'ont pas échappé. Ils doivent déjà s'être rendus compte qu'il n'y avait rien à y trouver. Si je veux m'assurer qu'ils ne déserteront pas avant l'expédition, je dois faire en sorte qu'ils sachent que je porte les documents sur moi. Cela ne devrait pas poser de problème majeur, je peux les exposer à leurs regards de manière fortuite afin qu'ils ne doutent plus de leur existence. J'ai bien conscience que cette méthode n'est pas très honorable, mais je dois user de grands moyens pour arriver à mes fins.

Je crois que la fille - Isabel - est très enthousiaste et montre une vraie bonne volonté de servir le bataillon, même s'il est difficile de savoir ce qu'elle pense vraiment. Les deux hommes en revanche sont davantage fixés sur leur objectif premier, et n'hésiteront pas à partir s'ils l'atteignent. Je dois donc me montrer habile et aussi me tenir sur mes gardes pour que tout le stratagème n'échoue pas à la dernière minute. Livaï est très fort, je l'ai constaté, et s'il décidait de me prendre les documents de force, il n'est pas garanti que j'en réchappe.

Mais j'ai confiance en quelque chose... Chez ces trois jeunes gens nés sous terre, il y a un désir de liberté. Nous l'avons tous, mais chez eux, ce désir est bien plus fort encore. Il ne s'est pas encore éveillé et manifesté au grand jour, mais cela arrivera tôt ou tard. La veille du départ, les participants à l'expédition seront amenés sur le Mur Maria, prétextant comme à chaque fois l'entretien des pièces d'artillerie présentes sur les remparts. Mais la raison est tout autre, surtout pour ceux qui ne sont jamais sortis. Il s'agit pour eux de jeter un oeil neuf sur ces terres vierges et cet horizon sans limite, et de remplir leurs poumons d'un air d'une qualité bien supérieure ; il s'agit de se confronter avec le monde extérieur pour la première fois et de rester face à soi-même pendant une journée entière.

Certaines recrues craquent devant cette immensité hostile et pourtant pleine de promesses, mais cela vaut mieux que de les confronter à cette angoisse le jour même de l'expédition. La désertion n'est pas tolérable, et punie, bien entendu, mais ainsi, les soldats savent au moins à quoi s'attendre.

J'ai bon espoir que la vue qu'ils auront du Mur Maria les ravira, autant qu'elle m'a ravi, il y a maintenant de nombreuses années...