Je suis de nouveau à court d'encre et de papier. Alors je fais un crochet par chez Kayetan pour me réapprovisionner.
Leur étal est encore ouvert à cette heure. Je préfère toujours me pointer après la cohue de la journée. De toute façon, peu de gens par ici sont susceptibles d'acheter ce qui m'intéresse ; et comme Kayetan me connaît, il me laisse toujours des articles de côté.
Je me fournis aussi en livres chez lui. Tous ne m'intéressent pas forcément, mais quand j'en vois un nouveau que je connais pas, je le feuillette un peu. J'ai entamé le premier tome d'une longue série s'intitulant "Le Royaume des Trois Déesses" qui raconte en gros notre propre histoire mais agrémentée d'éléments qui me semblent plus légendaires qu'autre chose. On y parle également des fameux titans qui rôdent à l'extérieur et auraient forcé nos ancêtres à se parquer derrière les Murs comme des animaux. J'y crois toujours pas vraiment. Mais ça reste distrayant même si plein d'aspects, notamment la politique, me passent au-dessus de la tête.
Ah ben tiens, il a le deuxième tome en stock. Je me laisse tenter. Mais je suis venu pour de l'encre et du papier. Le truand de service m'apporte le tout quand tout à coup, Kayetan en personne se pointe derrière lui. Il a dû se douter que j'étais là en voyant son pote aller chercher le matériel.
Kayetan est un homme un peu bourru, carré comme une brique et à la barbe noire à peine visible. Il arbore une cicatrice sur le côté droit du visage qui lui ferme presque l'oeil. Mais l'autre marche pour deux. Il a tout de la brute épaisse mais je sais que c'est un type plein de bon sens, qui tient à ce que la paix dans le quartier est perdure.
Il me fait un sourire - enfin, ce qui chez lui est le plus proche d'un sourire - et me fait signe de la tête pour m'inviter à entrer. C'est pas la première fois qu'on boit un verre ensemble, et il sait que j'aime pas l'alcool. S'il a un thé de derrière les fagots, je suis pas contre. Je passe derrière l'étal, et Kayetan fait retomber la tenture derrière moi.
C'est la première fois que je rentre dans l'entrepôt de son gang. Il garde pas mal de trucs en réserve encore. Il me montre notamment ses dernières acquisitions : quatre pots d'encre bleue et rouge, très en vogue dans la capitale parmi la noblesse. Je hausse les épaules et lui demande à qui il compte vendre ça. Il se formalise pas et me réponds que les vendre est pas tellement le sujet ; l'important, c'est de les avoir.
Un ou deux de ses gars sont en train de travailler à l'arrière du bâtiment, nous sommes donc seuls dans la pièce principale. Il prend pas la peine de déboucher un tord-boyau, et me propose d'office le contenu d'une théière en belle faïence qui était déjà sur le feu. Je le remercie en m'installant sur un siège près d'une petite table ronde sur laquelle brûle une chandelle.
Je me doute bien qu'il veut me parler. Kayetan est pas du genre à inviter les clients comme ça, même les réguliers comme moi. Et apparemment, il avait prévu le coup car pour ce que j'en sais, le thé est pas sa boisson préférée. Il se pose quand même en face de moi et se verse une tasse.
Il a l'air soucieux. Son front est bas, plus que d'habitude en tout cas. Il attaque directement en me demandant si j'ai eu des soucis récemment avec un gang ou l'autre. Je lui réponds en sirotant que les problèmes ne durent jamais longtemps avec moi. Il rit dans sa barbe puis redevient sérieux.
Il veut me parler de la bande d'Egon. Je dresse l'oreille malgré moi.
Egon veut rafler tout le gâteau. Il a provoqué Kayetan il y a peu en lui faisant savoir qu'il comptait diversifier ses affaires en refourguant la même came que lui. Ce qui impliquait de s'en prendre aux mêmes cibles. Le gang d'Egon est le plus important en terme de membres, il en aurait les moyens. Kayetan est pas d'accord, évidemment.
Il y a des années, Clem et Kayetan ont convenu d'un arrangement, une sorte d'alliance, stipulant qu'aucun des deux gangs me marcherait sur les pieds de l'autre et que tous deux vivraient en bonne intelligence. Ils s'appréciaient bien. Kayetan a été très peiné par la mort de son ami. Je me souviens encore de l'avoir vu lors de l'incinération.
Il poursuit en m'assurant que du temps de Clem, ce genre de chose aurait jamais pu être évoquée. Clem respectait ses promesses, Egon, lui, est un connard de première rempli de bière. Je le laisse pester. Je comprends sa colère. La paix dans le quartier tient à la bonne entente de ces gangs. Si une guerre éclate, ce sera pas beau à voir.
Une fois que Kayetan est calmé, les yeux baissés sur sa tasse qui refroidit - il y a pas touché -, je me risque à prendre la parole à mon tour. Et je sais pas pourquoi, mais je lui déballe tout : la rivalité entre Clem et Egon, les bagarres qu'ils avaient souvent, les insultes qu'Egon a sorties sur son compte. Et enfin, je lui avoue mes soupçons ; je lui dis que je suis sûr qu'Egon a tué Clem. Je peux pas le prouver, mais je le sais.
L'expression de Kayetan change d'un coup. Avec ses yeux ronds et sa lèvre pendante, il a plus l'air d'un chien battu que d'un chef de gang. Je le regarde bien en face pour qu'il puisse lire la conviction sur mon visage. Il finit par dire qu'il en revient pas et me demande encore de confirmer. Je hoche la tête. Quelque chose passe entre nous, comme une compréhension mutuelle qui attendait depuis des années de trouver un sujet pour se manifester ; comme si lui aussi portait ce doute depuis ce jour... Après tout, les détails de l'affaire ont fait le tour des bas-fonds.
Kayetan murmure "quel salaud..." et manque de jeter sa tasse par terre. Je mets ma main sur la sienne et lui demande de se calmer. Même si on en est persuadés, on peut pas le prouver. Ca sert à rien d'y penser tout le temps. Clem est mort et rien ne le ramènera. Qu'Egon soit effectivement le coupable ou pas, ça changera rien.
Mais Kayetan décolère pas. Il attrape ma main et la plaque sur la table. Il me regarde droit dans les yeux et me demande solennellement si je veux pas rejoindre son gang. Il avait déjà essayé dans le temps, sans succès, mais je lui en veux pas de retenter le coup. Je lui fait comprendre qu'il doit pas insister, et que je veux pas me mêler de ses affaires. Il me relâche, l'expression plus neutre mais en plissant les yeux. Il comprend que je veuille pas me mouiller car vu ce qui se prépare, ça pourrait bien mal finir.
Si Egon calme pas son ambition, le sang coulera de nouveau dans le quartier est. Kayetan se laissera pas déposséder. Et quelqu'un comme moi dans son camp pourrait faire la différence ; sans compter qu'Egon me craint. Je sais bien, mais ça me concerne pas vraiment, et je veux pas prendre position. Faut arrêter de penser que je suis capable d'arbitrer toutes les chicaneries ; je suis pas un justicier. Réglez vos problèmes entre vous, en faisant le moins de victimes possible, c'est tout ce que j'ai à dire.
Je me lève de ma chaise, je le remercie pour le thé et il me raccompagne à l'entrée. Je sens bien qu'il est un peu vexé de mon refus. L'idée d'une guerre de gangs me plait pas, bien évidemment, mais de toute façon, ma présence ne l'empêchera pas d'avoir lieu si c'est ce qui doit arriver. Si elle vient frapper à ma porte, j'en prendrai ma part, autrement... que le meilleur gagne.
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Les Chroniques de Livaï ~ Tome 1 [+13]
FanfictionL'histoire de Livaï comme vous ne l'avez jamais lue. Le personnage le plus populaire de L'Attaque des Titans, le soldat le plus fort de l'humanité... Qui est-il vraiment ? Qu'a-t-il dans le coeur ? Qu'est-ce qui a fait de lui ce qu'il est ? Je me su...