Les Chroniques de Livaï ~ Tome 1 [+13]

DONNEZ VOTRE COEUR(mai 844)Livaï

Nous rejoignons vite le gros des troupes. Le bataillon est en train de gravir une petite pente le long d'un chemin tracé par l'homme. Tout en haut d'une petite proéminence, comme une colline déchiquetée, trône un ancien bâtiment en ruine. J'en distingue l'unique tour encore debout, dans la lumière du soleil qui se couche.

Je me sens étrangement bien. Je me mentirai si je disais que ce titan ne m'a pas du tout fait peur au début, mais l'urgence de la situation a effacé cette première impression. Il m'a suffit de quelques minutes - et de trois morts - pour comprendre comment procéder. J'aurais voulu agir plus vite, mais je comptais pas me sacrifier non plus. Faut pas charrier, dans l'absolu je dois rien à ces gars. J'ai juste sauvé nos fesses.

Furlan a râlé un peu avant de passer à l'attaque, mais Isabel l'a motivé, comme elle sait si bien le faire. Je m'attendais à ce que Sairam et Faragon nous suivent, mais c'était pas plus mal qu'ils restent en arrière, ils nous auraient gênés. On avait notre plan à nous trois. Pendant un moment, j'ai eu l'impression d'être revenu dans les bas-fonds, quand pendant nos raids, on réussissait à prendre nos cibles par surprise, sans même s'être concertés. C'était comme un danse soigneusement répétée, mais en vérité, c'était de l'impro. Pas totalement, on a trop l'habitude de voler ensemble, mais la situation était inédite.

J'ai été surpris de la facilité avec laquelle j'ai achevé cette tronche de biais. En fait, ça a rien de bien compliqué. Si on doit en affronter plusieurs, je dis pas, mais un par un, c'est une promenade. Et c'était un déviant en plus. Pas de quoi fouetter un chat. Même Furlan a remarqué que ça c'était passé plutôt facilement.

Faragon, au lieu de nous féliciter, nous a conseillé de pas nous reposer sur nos lauriers - c'est quoi, cette expression à la noix ? - et que c'était sans doute la chance du débutant. Cause toujours, mec. Mais Smith a pas eu la même attitude. Il n'a rien dit de particulier sur notre performance, mais quelque chose me dit qu'il doit se sentir très fier de lui... Il était là, avec ces trois équipiers, je suis sûr qu'il a vu le combat. Tant mieux, ça a dû le remettre à sa place. Tes titans, j'en fais des tartines, grande perche. Donne-m'en encore à bouffer, et tu verras que c'est pas la chance du débutant.

Isabel est intarissable ; avant la fin de la nuit, tout le bataillon saura les détails du combat grâce à elle. Et Furlan qui voulait qu'on passe inaperçus... c'est loupé. On se glisse dans les rangs, et déjà je vois des regards interrogateurs se tourner vers nous. Smith et son escouade remonte le long de la pente au petit trot, suivi des yeux par Furlan. T'es déjà en train d'échafauder un nouveau plan, pas vrai ? Calme-toi, on sait même pas encore où on va. D'ici à ce qu'on soit tous obligés de ronquer les uns sur les autres pour se tenir chaud dans cette ruine pleine de courants d'air et de saleté...

On entre dans une petite enceinte, qui devait autrefois être couverte, mais qui sert maintenant d'écurie improvisée. Les chevaux dormiront dehors sans doute, les titans s'y intéressent pas, je crois. Je suis étonné de constater que la première chose à laquelle pense tous ces soldats crevés soit de donner à boire à leurs montures. Faut dire qu'elles ont cavalé... Je vais remplir un seau dans un réservoir rempli d'eau de pluie, et je fais pareil.

Je prends le temps de caresser un peu ma jument noire. Brave bête. Mais je laisse aussi traîner mes oreilles et comme je le pensais, nous sommes déjà le sujet de conversation principal... Ils parlent bas en espérant qu'on les entendent pas, mais on est habitués à percevoir les plus petits chuchotements. Furlan le remarque aussi. Il soupire de déception. Faut t'y faire, vieux, on est des célébrités maintenant. Du moins le temps qu'on restera.

L'autre grand blond, Zacharias, vient prendre sa ration d'eau pour sa bête. Il renifle au moment d'arriver à ma hauteur, et j'aime pas trop. Pourquoi il fait ça ? Je pue, peut-être ?! C'est vrai que quand le sang de titan a un peu aspergé ma veste, ça m'a pas mal ennuyé. Mais il s'est évaporé, comme le reste au bout d'une minute. Ce processus m'a surpris, je crois pas qu'on nous ait parlé de ça, en cours théorique. Ce liquide était très chaud, il fumait comme de la poix brûlante, mais paraissait étrangement... artificiel, ça ressemblait pas à du sang humain, même si ça en avait la couleur. Le sang, ça me connaît. Bah, je suis pas expert, la binoclarde qui braille sans arrêt doit en savoir plus à ce sujet.

Zacharias me lance, sans me regarder, que c'était très impressionnant pour une première fois. Je lui rétorque que si son patron a pas assez de couilles pour venir me le dire lui-même au lieu de l'envoyer à sa place, il pourrait au moins avoir la politesse de me le dire en face. Il se tourne franchement vers moi, les bras croisés, et me redis la même chose les yeux dans les yeux ; en ajoutant qu'il vient pas de la part de Smith, et que c'est son avis personnel.

Je sais pas trop pourquoi je me sens un peu déçu... Peut-être parce que ce titan de presque deux mètres risque de me coller un mal de cou de tous les diables si j'arrête pas de le regarder. Mon gars, si t'as oublié le jour où tu m'as collé la gueule dans la boue, moi pas. Je me suis juré que tu le paierais un jour. Pas tout de suite. Je m'occupe de Smith d'abord, mais tu es sur la liste.

Il s'éloigne et je me retrouve seul. Tous les autres sont rentrés se mettre à l'abri pour la nuit. Avant de leur emboîter le pas, je soulève un pan de ma veste et je la renifle. Je sens quelque chose ou bien ?... Y a comme une vague odeur de sang, mêlée à celle des poils de cheval. Rien de dramatique.

Mais si je peux me débrouiller pour laver mes fringues dans les heures qui suivent, ce sera pas si mal. La perspective de mijoter dans cette tenue - que j'ai toujours trouvée trop près du corps à mon goût - toute la nuit sans la possibilité de pouvoir me décrasser demain me réjouit pas...