UN GARCON MANQUE(avril 830)Bettina Jördis

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Livaï est allé acheter du savon et un nouveau balai ; je l'attends près de nos seaux

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Livaï est allé acheter du savon et un nouveau balai ; je l'attends près de nos seaux. Je balance mes jambes au-dessus du sol en sifflotant. La vie ne me paraît plus si moche qu'avant.

Il commence à faire plus chaud dans les bas-fonds. Il y a plus de gens dans les rues, plein de pigeons à plumer, et on a rempli nos poches aujourd'hui. Je sais que Livaï se pose beaucoup de questions sur le fait de voler pour vivre, mais moi j'ai pas tellement de remords... Si on devait passer notre temps à s'inquiéter des autres, on crèverait la gueule ouverte, non ? Et ils s'en foutraient. Pourquoi les gens d'ici s'occuperaient de deux gosses qui crèvent la faim ? C'est pas comme si c'était rare...

Je sais que je gagnerais bien plus que ça, et plus vite, en faisant le tapin. Cette idée me revient me plus en plus souvent. Si on veut se casser d'ici, il faut qu'on gagne bien plus que ça. Deux ou trois bourses à moitié pleines par jour, dépensées pour notre survie dans les jours qui suivent... à ce rythme, on sera des petits vieux quand on en aura assez ! Et on peut pas vraiment faire d'économie...

Livaï m'a dit qu'il suffisait juste que je reste avec lui pour qu'il soit content. C'est un amour ! Je voudrais qu'on monte là-haut, tous les deux. Devenir madame Livaï ! Ce serait chouette ! Avoir une jolie maison et des enfants ! Je suppose que c'est ce que toutes les filles veulent, enfin je crois... Et Livaï, il rêve de ça, lui aussi ? Je suis pas sûre...

On a refait l'amour qu'une seule fois depuis ce soir-là. Il est pas très demandeur, on dirait qu'il a pas besoin de ça autant que moi. Il préfère dormir collé tout contre moi, et quand on est là, tout nus comme des vers, je me dis que ça pourrait bien être le paradis. Des fois, il s'agite dans son sommeil, il gémit un peu, et je dois le réveiller. Je lui demande parfois de me raconter son rêve, mais il veut pas toujours. Il dit que ce sont des trucs horribles qu'il comprend pas à chaque fois.

J'en suis encore à me demander comment on va faire pour gagner plus d'argent, quand je sens une main se poser sur moi. Ce genre de contact me fait toujours bondir maintenant. Pourquoi est-ce que des gens se sentent obligés de signaler leur présence comme ça ?! Ils savent pas que c'est flippant ?! Je me retourne, un peu tremblant et... c'est son visage que je vois.

Jochem. Que je n'ai pas vu depuis des mois.

La première chose que je remarque c'est une nouvelle cicatrice qui lui barre le front et le nez. Ses cheveux sont plus longs aussi. Et de nouveau se pointe cette peur respectueuse qu'il m'avait toujours inspirée... J'essaie pas de m'enfuir ; je vois pas de colère sur son visage, et même, peut-être... du soulagement.

Il regarde à droite et à gauche, comme s'il cherchait quelqu'un. Non, il craint quelqu'un. Est-ce qu'il sait pour Livaï et moi ? Il me parle doucement, à voix basse. Et j'ai du mal à croire à ce qu'il me raconte.

Ca fait des mois qu'il traîne comme un paria dans le quartier. Il a mis un peu de temps à me retrouver. Tous les autres sont en prison à la surface maintenant. On est les deux derniers de la bande. Il savait que j'étais en cavale aussi, mais il a pas su où chercher tout de suite. Je lui demande timidement s'il m'en veut de l'avoir laissé tomber ; il me répond que non. Je me détends un peu.

Il continue en disant qu'il sait que je traîne avec Livaï, et qu'il lui a fallu attendre que je sois seule pour venir me voir. Je me garde bien de tout lui dire à ce sujet ; Jochem est impulsif et jaloux de Livaï déjà, pas le peine d'en rajouter. Et il a l'air plus gentil que d'habitude, j'ai pas envie qu'il change d'humeur. Ca me fait presque plaisir de le revoir en fait... même si j'oublie pas ce qu'il a fait à Livaï. C'est un peu le bordel dans ma tête...

Il me secoue et me montre la besace qui pend à son épaule ; là-dedans, qu'il dit, y a la moitié de la recette de la vente de drogue. Les saletés de la garnison l'ont pas trouvée parce que Jochem - qui a jamais eu totalement confiance en sa bande - l'avait cachée de son côté sans rien dire, au cas où l'un d'eux aurait l'idée de se barrer avec le fric, comme Wendell. C'était plutôt bien joué.

Combien il y a, je lui demande ? Beaucoup, il me répond. Assez pour se barrer d'ici et trouver une nouvelle vie là-haut. Une vie à deux.

Je comprends pas tout de suite ce qu'il me dit. J'ai les oreilles qui bourdonnent quand il prononce les mots "là-haut" et "à deux". Je lui demande de répéter.

Il est en cavale et probablement recherché ; moi aussi sans doute. Y a plus rien pour nous, ici. Et puis, il veut plus jamais tomber sur Livaï. Avec ce qui reste du butin, il peut largement payer les papiers de citoyenneté pour nous deux. Il veut que je vienne avec lui, que je vive avec lui ; il m'épousera même si je veux.

J'y crois pas. Il me fait marcher. J'essaie de trouver sur son visage, dans sa voix, une trace de mensonge, mais je vois rien. Il semble sincère. Je sais qu'il peut jouer la comédie pour obtenir ce qu'il veut. Il me l'a fait plus d'une fois quand il venait s'excuser après s'être montré brutal avec moi... Mais...

Vivre là-haut. En tant que citoyenne. Dans une jolie maison, sous le soleil. Avoir une famille peut-être... Ce serait tellement le rêve... Trop beau pour être vrai...

Il entrouvre la besace et je vois un gros paquet de billets en vrac au fond. Y en a bien pour une petite fortune. Il ment pas. Mais... Livaï ? Je vais pas abandonner Livaï, quand même ! Son expression se fait plus dure quand je le dis à haute voix. Il répond que ce "monstre" a rien à m'offrir, il sortira jamais des bas-fonds, il aura jamais assez de fric pour ça. Je hoche la tête ; il a raison... mais... non, c'est pas juste. Je dois lui dire au revoir au moins...

Jochem commence à s'énerver et me dit que si je décide d'aller le voir pour lui dire, il se cassera sans moi. Et que j'ai intérêt à me dépêcher de décider avant qu'il revienne.

Je me tords les mains. Mon rêve est à portée de main. J'aurai préféré que ce soit avec Livaï, mais... avec Jochem, c'est pas si mal, non ? Bon sang, je suis qu'une lâche. Tu arrêtes pas de me répéter que je suis forte, Livaï, mais tu as tort ; je suis une faible, une catin prête à suivre le premier type qui me promettra le bonheur. Je te mérite pas, tu es trop pur pour moi... mais tu m'as rendue heureuse... Avec toi, je me suis sentie une vraie dame...

J'ai besoin qu'on m'aime... Je sais pas si tu m'aimes, toi, mais moi... J'aurai réellement pu tomber amoureuse de toi, si on avait eu plus de temps... Et Jochem, il m'aime, lui ? J'en sais rien. Mais il veut que je vienne vivre là-haut avec lui, je dois compter pour lui quand même...

Jochem trépigne d'impatience en jetant des regards de tous les côtés. Je prends ma décision : je dois y aller. Je sais pas comment ce sera là-haut, mais ça pourra pas être pire qu'ici. Ca, j'en suis sûre. Et si ça veut dire que je dois te laisser... Pardon, Livaï. Essaie de pas trop me détester, d'accord ? Je suis qu'un être humain... Y en aura sûrement d'autres qui vont te décevoir, un peu ou beaucoup, mais si tu les aimes, et s'ils t'aiment aussi, tu trouveras la force de pardonner... On se reverra peut-être... et j'espère que tu me pardonneras, à moi...

Adieu, mon héros. Reste fort.


Les Chroniques de Livaï ~ Tome 1 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant