14. LES PREUVES DE DAME ROMANOV (Érine)

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— La vidéo n'est pas terminée, s'écrie Keisha, je vous raconterai tout ce que vous voulez savoir ensuite !

Les femmes reportent leur attention sur la vidéo. Il fait nuit, mais la caméra est en mode infrarouge. Romanov se trouve dans un des couloirs des laboratoires. La caméra nous montre les alentours et nous entendons des cris perçants, ainsi que le souffle haletant de Keisha qui semble avoir peur. Nous voyons ses mains tremblantes ouvrir une porte. Elle s'avance vers un lit où un enfant Masculin est attaché avec des sangles. Elle s'approche de l'enfant et lui caresse le visage.

— Ciel, qu'ont-ils fait de toi ?

L'enfant ouvre soudainement ses yeux qui sont rouges et pousse un cri aigu. Romanov s'éloigne de lui, prise de panique. On entend son souffle grossier alors que l'enfant se débat sur le lit et hurle, montrant ses dents acérées. Mon cœur se serre en reconnaissant l'enfant qu'elle avait filmé plus tôt. Il n'a plus rien d'humain, c'est un Dévihomulus.

Keisha quitte alors la pièce, exténuée, et s'aventure dans les autres pièces du laboratoire. Tous les enfants sont dans le même état. La vidéo se brouille pour en montrer une nouvelle. Keisha pousse quelque chose qui est recouvert d'un drap, avec l'aide d'une personne vêtue d'une combinaison de sécurité couleur blanche. Cette dernière s'arrête devant une porte avec une grosse manivelle, l'ouvre après avoir entré un code sur le digicode. La nausée me monte à la gorge en voyant des corps d'enfants étendus au sol. Romanov retire le drap. Les femmes autour de moi portent leur main à leur bouche, stupéfaites. Ce sont des cadavres d'enfants. Il y a des garçons, mais aussi des filles. Keisha et l'autre personne les retirent et les balancent avec les autres. Elles quittent ensuite la pièce et Keisha demande :

— Que va-t-on faire de ces corps ?

— Ici, c'est le Four ! Tous les vendredis, on l'active et on brûle les cadavres. C'est vrai qu'au début, c'est triste de voir ça, mais à la longue on s'y fait, et puis c'est pour le bien de la société !

La vidéo se brouille et cette fois, nous voyons le visage de Keisha. Elle semble épuisée et des larmes ruissellent sur ses joues. Elle est plus jeune qu'aujourd'hui. Tout juste 20 ans, je dirais.

— Déjà deux mois que je travaille dans ce laboratoire et je doute que tout ceci fasse le bien de la société. Je vais chercher des nourrissons tous les quinze jours, et tout de suite, on leur injecte toutes ces choses. La mutation commence quand ils ont trois ans... Ils ne réagissent plus comme des enfants, ils veulent mordre tout ce qu'ils voient, ils deviennent comme des animaux qui ne cherchent qu'à manger. Je ne sais pas à quoi riment toutes ces expériences... Mais le médecin m'a menti. Les petites filles... on leur implante aussi des dominationems. (Elle lève la tête et essuie ses larmes, reprenant son souffle avant de fixer à nouveau la caméra.) J'ai parfois envie de quitter cet endroit parce que c'est si douloureux de voir ces enfants traités ainsi, ils n'ont rien demandé. Et je ne peux rien faire pour les aider parce que pour l'instant, je ne peux pas me faire repérer. Je dois rester pour comprendre quel est leur but.

La vidéo se brouille et nous retrouvons Dame Andromède.

— Comme cette Délatrice qui a risqué sa vie, en ce moment, nous cherchons la vérité. Les Masculins ne sont pas envoyés aux Centres de Bienséance comme nous l'imaginons, ils sont emmenés ailleurs pour qu'on réalise des expériences. Mais, les Masculins ne sont pas les seules cibles. Comme vous l'avez vu, des filles sont emmenées dans des laboratoires secrets que ma mère cache à la population. Et ces enfants, filles ou garçons peuvent être vos enfants. Nous pensons être libres, nous pensons avoir des droits. Mais la vérité, c'est que nous n'en avons pas. La société nous contrôle que nous soyons hommes ou femmes ! Les hommes portent des dominationems et les femmes subissent un lavage de cerveau dès qu'elles s'éloignent des préceptes. Nous sommes tous manipulés. Et si ma mère prend des filles pour leur implanter des dominationems, alors peut-être a-t-elle décidé de tous nous en implanter ! Est-ce là l'avenir que vous souhaitez ? Un avenir où nous ne pourrons plus réfléchir par nous-mêmes, et où une seule personne décidera de notre sort ? Mais pour l'instant, nous avons encore le choix. Elle n'a pas encore réussi à mettre au point les nouveaux dominationems. Nous sommes encore maîtresses de nos actes ! Nous ne pouvons pas laisser Helka De La Costa nous priver de notre liberté. Et nous devons aussi penser aux Masculins. Eux qui sont privés de tout ce que nous avons et éprouvons. L'époque de la Grande Terreur est révolue ! Nous ne devons pas commettre les mêmes erreurs que nos aînés ! Nous devons trouver une entente entre les hommes et les femmes, car nous sommes tous humains. (Son portrait rétréci à l'écran pour faire place à une vidéo où l'on voit les hommes et les femmes faire la fête avant la Grande Terreur. Ce sont des archives.) Et en tant que tels, nous avons tous le droit de vivre librement et dignement, de ressentir des émotions, d'avoir des enfants, qu'ils soient filles ou garçons, sans craindre qu'ils soient torturés et trouvent la mort dans un laboratoire. Je suis devenue une rebelle pour qu'un jour, femmes et hommes marchent main dans la main et construisent un monde meilleur où chacun sera maître de son destin. Je ne vous pousse pas à devenir une Délatrice, mais réfléchissez à l'avenir que vous souhaitez et à celui que vous souhaitez pour la génération à venir.

La vidéo se coupe et les femmes, abasourdies, ne cessent de se poser des questions.

— Tout ce que vous venez de voir est vrai, déclare alors Keisha. Je suis une Délatrice depuis maintenant dix ans et j'ai travaillé dans ces laboratoires secrets pour découvrir la vérité.

— Ils ne nous envoient donc pas tous les enfants ? demande une employée du Centre.

Keisha hoche la tête et dit :

— Et une fille est enlevée à sa mère toutes les vingt naissances.

Les employés du Centre émettent des cris d'horreur.

— J'ai vécu dans ces laboratoires durant cinq ans et j'y ai vu les horreurs qu'on pouvait faire à ces nouveau-nés. On leur injecte à longueur de journée différents types de sérums, on leur fait passer des tests jusqu'à épuisement, on leur pompe leur sang jusqu'à ce qu'ils soient livides... Et lorsqu'ils meurent, on se débarrasse de leurs corps Je n'étais qu'une spectatrice et je ne pouvais rien faire. Si j'ai rejoint les Délatrices, c'est pour arrêter tout ça. Vous travaillez ici pour éduquer les Masculins et vous savez qu'ils sont adorables, qu'ils peuvent sourire et ont la même joie de vivre que les filles. Si on leur apprend les bonnes valeurs, ils pourront être droits, honnêtes et non des criminels qui tuent pour le plaisir. Durant la Grande Terreur, ils étaient éduqués au combat, à la guerre et à l'asservissement. Cette époque est révolue, mais inconsciemment, nous avons reproduit les mêmes erreurs en les asservissant à notre tour. Nous n'avons rien changé. Cette vidéo de mon témoignage n'était qu'un prélude... J'en avais envoyées bien d'autres à Dame Andromède. J'ai des preuves que notre Grande Dominica n'est qu'une scientifique folle et aliénée, qui ne souhaite qu'une chose : que l'on soit tous sous son contrôle. L'attaque de Monaco, l'attaque du Centre de Bienséance de South Africa, ces choses dont nous n'avons pas le droit de parler : des créatures qui peuvent nous tuer. Tout ceci est le fait d'Helka De La Costa.

Plusieurs émotions traversent le visage des employés : haine, peur, trahison, tristesse, amour. J'imagine qu'elles sont désorientées. Je recherche alors dans le dossier d'autres vidéos que je pourrais diffuser. Andromède a dit que je trouverai tout ce dont j'avais besoin et Keisha, qu'elle en avait d'autres. J'accède alors à un fichier nommé Romanov. J'aurais dû prendre le temps d'étudier cette carte mémoire. Je n'aurais pas été autant surprise de découvrir que Keisha Romanov était une Délatrice. Je leur montre de nouvelles vidéos dans lesquelles Keisha apprend la vérité sur les Dévihomulus, assiste à la torture d'une fille de dix ans à laquelle on fait subir des expériences jusqu'à ce qu'elle ne respire plus, et les femmes du Centre de Bienséance s'indignent.

— Mesdames, dit alors la Directrice Hirch, nous voulions simplement vous montrer la vérité. Aujourd'hui, nous avons décidé qu'il était temps de renverser Helka De La Costa. Nous ne pouvions rien faire auparavant, car nous n'en avions pas les moyens. Mais aujourd'hui, nous avons une arme. (La Directrice se tourne vers moi et me sourit avant de regarder les employées.) Ces vidéos sont la preuve que Helka De La Costa nous a menti. Elle a tué d'innombrables innocents et nous ne pouvons pas la laisser faire. 

A Girl Revolt - Tome 3Où les histoires vivent. Découvrez maintenant