Alia

485 38 0
                                    


            Le son des oliphants me réveille. Je suis honteuse de m'être ainsi assoupie. C'est indigne de moi et Isoha, la Grande Prêtresse d'Artémis serait bien déçue. Mes petites virées nocturnes ne me réussissent pas tellement. Je finis par m'endormir à tout bout de champ. Heureusement nul ne peut soupçonner ma présence et le spectacle qui s'étend sous mes yeux change tous mes sentiments. Six navires atlantes, chacun accompagné de deux autres plus petits, voguent vers le port. Leurs coques blanches étincèlent sur la réverbération des flots. Les derniers encore toutes voiles dehors semblent sortir d'un songe. Le navire royal, à la voile marquée d'un trident d'or, est de loin le plus imposant. Méphistès m'a dit un jour qu'il n'y avait pas de plus beau spectacle que la flotte atlante glissant sur les eaux : il avait raison. Élancés, rapides, les navires paraissent voler, caresser la mer. L'écume sur leurs étraves est à peine visible tant ils font partie de l'onde. Je me mets à rêver à cet horizon lointain, inaccessible. Pourtant quels rêves puis-je avoir ? Mon avenir n'est-il pas tout tracé ? Fille cadette de la reine, je devrai à sa mort affronter ma sœur aînée, Hippolyte, en duel singulier. Telle est notre loi. La survivante deviendra Reine. Fuir sera impossible. Nos guerrières me retrouveraient même au-delà des contrées les plus lointaines. Dans toute l'histoire de notre peuple, seules deux filles de reine ont pu déroger à cette règle. Devenues indispensables dans l'art des plantes, elles se sont vouées à leur science, cloitrées dans le temple d'Artémis. La sœur de ma mère, Isoha, est l'une d'elles. Elle a pu prétendre au titre de Grande Prêtresse d'Artémis et je fais tout mon possible pour atteindre son niveau de maîtrise. Mais Isoha vivante, la place sera prise. Quant à songer à vaincre Hippolyte, autant affronter Arès lui-même. Elle excelle dans l'art du combat, pire elle raffole de la violence avec un plaisir jubilatoire. Je ne suis pas de taille : la mort de ma mère annoncera la mienne.

Les cornes de brume retentissent à nouveau. Je vois alors les lourdes portes de bronze tourner sur leurs gonds. Ma mère apparaît sur son char d'apparat. Elle s'est changée. Son front ceint d'une fine couronne d'or, c'est en reine qu'elle apparait noble, altière, accompagnée par une escorte de guerrières conduite par notre Stratège. Apercevoir ma sœur aînée m'arrache une grimace. Il n'est pas toujours aisé de savoir que ma mort porte un visage. Même l'ombre gracile de notre frère, Tirésias, Grand Prêtre et devin d'Apollon, orne de sa présence cet étalage de puissance. Pour un devin, il n'a pas franchement prévu leur venue. Il faudra que je le taquine à ce sujet. Bien sûr je n'ai pas été conviée : en tant que vierge d'Artémis, je n'ai pas le droit d'être en face d'un visage masculin. Même rencontrer Tirésias m'est interdit. Mais l'obéissance n'est pas notre fort. Nous arrivons toujours à nous retrouver en cachette dans les bois. J'ai trop de difficulté à supporter la séparation de mon jumeau. Sitôt sur le quai, il se retourne et jette un regard furtif vers le grand chêne. Je m'écrase sur ma branche, tapie dans la végétation. Mais trop tard, il me connaît bien. Il a déjà eu toutes les peines du monde à m'empêcher de pénétrer dans l'andréion, crime pourtant passible de mort. Mais l'envie de découvrir ce lieu interdit aux jeunes amazones qui n'ont pas encore accompli le rite de passage était trop tentante. Bien sûr Tirésias, lui, l'a déjà vu. Il n'a pu m'y faire renoncer qu'en me donnant de multiples détails. Aussi sait-il que je ne résisterai pas à l'arrivée inespérée des Atlantes. Je me plaque contre le tronc et tâche de me rendre invisible. Méphistès vient à la rencontre du cortège royal. Ma mère le reçoit avec amabilité. Un son étrange retentit, ni cymbale, ni trompette, cristallin et doux, venant du navire royal. Un homme, vêtu d'une cuirasse blanche nacrée, d'un certain âge, si j'en juge à sa barbe presque transparente et ses cheveux grisonnants. Il m'apparaît fantomatique, étonnant par sa peau diaphane. La démarche sûre, presque martiale, il avance flanqué de deux garçons dont l'un semble avoir exactement mon âge et l'autre légèrement plus âgé. La blancheur de leur peau, la finesse de leurs traits, la grandeur de leur taille me saisissent tout autant. Impossible à cette distance d'entendre un traitre mot de leur conversation. C'est à peine si leurs lèvres bougent. Je ne peux les lire. J'enrage.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant