Thermiscyre ! Enfin ! J'ai chevauché sans relâche, épuisant mon pauvre compagnon. Alia va me payer cher cet affront ! L'entrée de la cité est fermée. Les lourdes portes de bois cloutées de bronze closent les remparts. C'est anormal. Les sentinelles veillent et mon corps couvert de sang n'est guère favorable à détourner les soupçons. Ce sang ? Très bonne question, mais il me faut une excuse très vite. Une mauvaise rencontre avec un ours. En cette saison ? Mauvais choix. Ouf, les gardes ne relèvent pas, par négligence ou par calcul, mais qu'importe. Elles m'escortent sans ménagement jusqu'au palais.
Il règne une effervescence inquiétante. La garnison complète des guerrières a envahi les rues de la cité, la moindre cour du palais. Partout des femmes en armes arpentent les couloirs. Des escouades entières de cavalières sont sur le départ. Hippolyte aboie ses ordres, toute en armes vêtue. Ce n'est pas possible : déjà l'invasion ?
Le regard de la stratège se glace en m'apercevant. Elle fait signe à mon escorte qui m'oblige à me diriger vers la salle du trône. Que se passe-t-il à la fin ? Alia a-t-elle profité de mon départ pour assassiner sa mère ? Une guerre est-elle sur le point d'éclater ?
_ Qu'on nous laisse, ordonne l'aînée.
Ce n'est pas bon signe.
_ Où est Alia ? exige-t-elle agressive. Que vous a-t-elle dit avant de partir ? Réfléchissez bien, les heures sont comptées.
_ Attendez ! Je ne comprends rien. Quant à votre sœur, j'ai deux mots à lui dire !
Mon ton, ma détermination voire ma rage me trahissent. Hippolyte comprend que je ne lui serai d'aucun secours. Je ne sais rien, inutile d'insister.
_ Que vous est-il arrivé ? demande-t-elle diplomatiquement, espérant trouver dans ce sang un début d'indice.
_ Un cadeau de votre sœur, répliquè-je énigmatique.
_ Impossible, elle a disparu au petit matin du palais.
_ Pourquoi ce remue-ménage ? Ce n'est pas sa première fugue.
_ Ses servantes sont en deuil.
_ Pardon ?
_ Suivez-moi !
Je suis perplexe. Hippolyte quitte brusquement les lieux pour traverser d'un pas martial les couloirs dans toute leur longueur vers l'aile ouest. Les esclaves vont et viennent sans cesse. Il en sort de partout. Elle semble avoir lancé tout ce que l'andréion contient d'hommes à la poursuite de sa fugitive. Certains, des amants de sa maison, viennent faire leur rapport, pitoyables et craintifs. Alia demeure introuvable. Le regard sombre de sa sœur ne laisse aucun doute ; c'est grave. Nous allons entrer dans les appartements de la princesse lorsque nous croisons Isoha.
_ Elles ne diront rien, affirme la Grande Prêtresse. Cyrène ne sait rien et Psyché... ne cèdera pas.
_ Elle sait ce qui lui en coûterait, réplique la guerrière. Alors pourquoi ce deuil ?
_ Aucune idée. Mais je n'aime pas ça. J'envoie des disciples inspecter les falaises. Prince Iolass ? Vous êtes couvert de sang ? soupçonne-t-elle.
_ J'ai été attaqué sur le chemin du retour.
_ Un animal ?
_ C'est ça !
Comment ai-je pu douter d'Alia alors que la réponse était sous mes yeux ? Quel imbécile ! La vierge d'Artémis, celle qui n'a pas de marque : Isoha ! Évidemment, débarrassée de moi, elle a dû en faire autant de sa nièce. Personne ne se souciera de cette cadette dont chacune a mille fois envisagé la mort. Ensuite la voie sera libre pour Hippolyte. Voilà qui gagnera sa reconnaissance. À moins bien sûr que cette vieille folle ait décidé de se débarrasser des deux prétendantes au trône: l'invasion ! À la guerre, on meurt si facilement. Alia n'ira pas combattre. Une petite disparition anticipée fera l'affaire ; pour l'aînée, Isoha chargera ses alliés hyksôs d'arranger cela. Ainsi le complot aura lieu, ainsi l'invasion apportera une nouvelle reine : la Vierge d'Artémis.
C'est ignoble mais possible, tellement possible ! Nous pénétrons avec Hippolyte dans les appartements d'Alia. Silencieux et sombres, les tentures fermées crépusculent une lumière pâle et blafarde. Il me faut quelques minutes pour entrevoir les deux suivantes à genoux en tenue de deuil, cheveux éparts, encadrées par des guerrières jalouses de leur entière soumission.
Cyrène est visiblement mal à l'aise alors que Psyché soutient l'humiliation déterminée. Mais peut-on craindre de parler lorsque sa voix n'est que silence ? Cyrène dévie sans cesse son regard, inlassablement, toujours dans la même direction. Bien sûr ! le laboratoire ! Mais comment l'ouvrir ? Baal, lui saura. Alia avait prévu de passer du temps avec lui, d'y travailler. Et si ma théorie est bonne, Isoha n'aura pas poussé dans cette direction.
_ Allez chercher Baal, conseillè-je à Hippolyte.
Elle hésite. Mon attitude n'est pas assez servile à son goût. Toutefois elle ne relève pas et fait chercher le chasseur. J'en profite pour m'éclipser dans les thermes et retirer tout ce sang qui me désigne comme un meurtrier potentiel.
Mon ami arrivé, je n'hésite pas. Il faut ouvrir la cachette de cette écervelée. La surprise se lit sur le visage de la guerrière ; elle connaît moins le palais qu'elle ne le croit. Je me jette dans le souterrain incliné mais la petite salle en contrebas est désespérément vide. Je crois que j'aurais préféré la trouver inanimée par les vapeurs de ses propres poisons... Où peut-elle être ? Qu'a-t-elle encore inventé ?
_ Elle préparait quelque chose, murmure Baal qui m'a suivi. Je pense qu'il lui manquait des ingrédients mais elle savait comment se les procurer. Elle n'a rien dit mais il lui manquait quelque chose, de rare, ajoute-t-il.
_ Méphistès !
Mais mon compagnon me retient par le bras, un signe du doigt pour être plus discret :
_ Le pirate ? Il a levé l'ancre tôt ce matin.
_ En plein hiver ? La mer est fermée.
_ Laisse-moi quelques minutes, je peux découvrir ce qu'il n'y avait pas hier. J'ai travaillé avec elle. Je peux trouver ce qui ne va pas mais j'irai plus vite seul.
Je remonte prévenir Hippolyte. Comme moi, elle a espéré un accident mais sa sœur demeure introuvable. Elle perd patience et commence à violenter Cyrène. La jeune femme ne bronche pas ; silencieuse et soumise, elle endure, c'est tout. J'interviens. À quoi cela sert-il ? Alia se sera sûrement confiée à Psyché mais pas à l'autre. N'est-ce pas pour cette raison qu'on leur donne des muettes ?
Baal revient, pâle, tenant dans les mains un pot utilisé pour les mélanges. Son visage fermé à l'extrême n'augure rien de bon. Il tend le creuset à Hippolyte en déclarant :
_ Amandes amères.
Les yeux de la guerrière prennent une toute autre couleur. Plus de superbe, plus d'arrogance, la peur, à l'état brut. Elle s'empare du flacon et le respire. D'un geste, elle tire sa dague et le place sous la gorge de la muette impassible.
_ Tu as une seconde pour me dire où la trouver sinon, par tous les dieux des Enfers, c'est toi qui iras me la chercher !
Psyché me regarde imperturbable. Je comprends ! Alia ne lui a rien dit. Elle connaît trop sa sœur, ses méthodes, ses menaces. Elle sait exactement jusqu'où ses compagnes peuvent aller pour elle.
_ Arrêtez, Psyché l'ignore !
_ Vous ne savez pas ce qu'elle va faire, s'écrie Hippolyte.
_ Expliquez-moi ! Prêt à me battre, s'il faut, pour sauver cette malheureuse.
_ Les voix d'Hadès, précise une voix derrière nous. Ma fille, posez votre arme, ordonne la reine. Lâchez les loups d'Alia et ramenez-la. Nous n'avons plus beaucoup de temps. Iolass, allez !
VOUS LISEZ
Déluge
FantasyAlia sait qu'elle va mourir. Sa sœur la tuera lors du combat de succession au trône des amazones. Elle n'a pas peur, la mort est une vieille compagne qu'elle attend en profitant de sa liberté. Mais un navire étranger bouscule son destin. Elle va dev...