Elle est parfaitement obstinée. Obstinée et inconsciente. Mais elle a raison. J'ai promis à Larchos une chose qui ne dépend pas de moi. Cela n'aurait pas beaucoup d'importance, j'aurais pu moi-même trahir ma promesse, si je ne venais pas de comprendre à quel point sa vie était précieuse, elle qui n'a jamais envisagé de vivre. En sursis, voilà comment elle conçoit les choses, prisonnière du présent car privée de l'avenir, alors même qu'elle ne le lit que trop bien. Ainsi dois-je envisager la mort de l'Atlantide comme une réalité ? Mon père savait... Comment ? Je l'ignore. Mais, depuis longtemps, il sait !
_ Qu'ai-je vu ? insiste-t-elle. Je ne suis pas une de ces petites créatures qui peuplent ton île.
C'est certain. Elle n'est pas une atlante. Elle a d'ailleurs prononcé cette phrase avec un petit mépris parfaitement mesquin. D'un coup elle a effacé toutes les femmes que j'ai pu connaître. Leur raffinement feutré, leurs connaissances académiques, leur séduction érudite ne tiennent pas face à la force sauvage de ma princesse. Ses yeux perçants cherchent en vain à lire mon visage. Déterminée, patiente, forte et douce, son corps vibre tout entier dans la tension de l'exercice. Au fond d'elle, cherche-t-elle seulement un espoir de vivre enfin ?
_ La mort de l'Atlantide !
_ Non, chuchote-t-elle horrifiée.
_ Pendant dix jours et dix nuits, les ténèbres recouvriront le monde et les hommes oublieront jusqu'à son nom. Cela me semble assez clair !
_ Non, s'écrie-t-elle en reculant brusquement.
Elle lutte contre une évidence qu'elle ne peut fuir. Sa main heurte des braises sur le sol, la douleur l'empêche d'être abrutie par l'oracle.
_ Montre-moi ta main.
_ Non, refuse-t-elle, c'est impossible. Une île ne peut pas mourir.
_ C'est ce que tu as vu.
_ Ce sont des idioties. Rien ne prouve que mes oracles se réalisent ! Tu es un atlante, tu ne devrais pas y croire.
_ Montre-moi ta main, répétè-je plus autoritaire.
_ Non, s'emporte-t-elle, ce n'est rien. Réponds-moi. Pourquoi y croire maintenant?
Imperceptiblement je m'approche d'elle. Même niée, la brûlure la fait souffrir. Mais la nouvelle de cette fatale prophétie l'anéantit. Je ne peux pas la rassurer. Poussée dans ses retranchements, elle me fournira peut-être un indice, une raison d'espérer, une manière de nous sauver.
_ Parce que Méphistès est inquiet. Cela ne s'était jamais reproduit. Tu vois, ce n'est pas propre à me rassurer.
_ Reproduit ?
_ Tes visions !
_ Cela ne s'est jamais produit.
_ Je crois que si.
_ Je m'en souviendrais, s'offusque-t-elle.
_ Pas forcément, tu ne te souviens de rien. Or comme tu l'as dit, tu n'avais que trois ou quatre ans. Trois en fait.
_ Je ne te suis plus. Pourquoi trois ?
_ Ta cicatrice, affirmè-je assez sûr de moi.
_ Tu ne peux pas savoir d'où elle vient, c'est la première fois que tu la vois, grimace-t-elle.
_ Montre-moi ta main. Tu t'es brûlée.
Je tends la mienne dans l'attente. Elle hésite puis confie sa paume à mes talents atlantes. Son sang se refroidit un peu, soulageant d'un flot frais la zone blessée. Elle ne la retire pas. Elle sent sa peau fondre sous mes doigts, son être s'engourdir, la douleur disparaître, pourtant, elle reste braquée sur une toute autre souffrance. Je me doute bien que sa ceinture a l'onguent approprié. Me dévoiler plus avant n'est pas nécessaire. Alia décroche une boîte à la pâte dorée, à l'odeur de miel. Sa plaie est propre. Je déchire un morceau de ma chemise pour ensuite la panser. Elle se laisse faire mais ses yeux m'indiquent trop bien qu'elle en attend plus.
_ Nous devons avoir cinq ans d'écart. J'avais donc huit ans. Le palais était en pleine effervescence depuis plusieurs jours. Mon père était nerveux et ne quittait plus ce jeune homme étrange qu'il traitait comme un fils. Ce dernier hantait la cour depuis toujours, à l'écart, ses yeux clairs sur sa peau bronzée toujours en veille, observateur, attentif. J'étais jaloux de l'affection particulière que le roi portait à cet adolescent dont ma mère ne souffrait pas la vue. Je ne comprenais pas et partageais sans peine les sentiments maternels. Des navires avaient été annoncés mais les ordres de mon père étaient très stricts. Mon petit frère, ma sœur et moi ne devions pas quitter le gynécée. Une armée de serviteurs et de femmes veillaient à notre surveillance.
Le lendemain, mon père ne décolérait pas. Cet homme si posé d'habitude tournait comme un lion en cage, soucieux plus que de raison. Il tempêtait sur la folie des hommes extérieurs, sur leur irrationalité. Toute une aile du palais était désormais interdite. Nul ne pouvait s'en approcher. L'armée avait investi le palais pour surveiller les fous qui auraient voulu défier le roi.
La tentation était trop grande. J'ai voulu savoir ce qui était caché. Je connaissais chaque recoin du palais et je n'ai eu aucun mal à échapper à mes précepteurs. Dans l'aile consignée, l'appartement avait une antichambre dont un panneau du mur était creux. Je m'y glissai. Je ne vis pas grand-chose mais mon père s'emportait violemment contre une femme qui ne s'en laissait pas compter. C'est la première fois que j'entendais une femme lui tenir tête, d'égale à égale. Il s'agissait d'un enfant, en fait de deux enfants. Mon père voulait qu'ils restent sur l'Atlantide. Il l'exigeait mais la femme ne pliait pas. Elle se moquait de ses menaces, de ses suppliques ; c'était ses enfants, elle seule déciderait. Il n'était pas question qu'ils restent sur notre île de malheur ! Un ballet incessant de chirurgiens allait et venait. L'opération semblait délicate. Leur dispute s'interrompait lorsque les nouvelles tombaient. Médicalement tout se passait bien. Mais dès qu'ils étaient seuls, elle reprenait de plus belle. Mon père craignait que les médecins ne changent pas grand-chose. Il n'y aurait que sur l'Atlantide que cet enfant aurait la vie sauve, pas dans son royaume. Il irait à une mort certaine. Un petit garçon apeuré s'accrochait aux jupes de sa mère. Mon père, hors de lui, l'épouvantait. Mais rien n'y faisait. La femme ne cédait pas. Alors les paroles de mon père me clouèrent sur place :
_ Cette enfant seule sauvera l'Atlantide ! Vous comptez la laisser mourir pour vos lois absurdes ! Jamais, vous m'entendez ! Jamais ! Vous ne condamnerez pas mon peuple !
Le jour suivant, l'aile était déserte. Les serviteurs reprirent leur tâche et ma mère prit un plaisir fou à effacer les traces du passage de nos invités. Ses occupants étaient repartis. Mon père resta taciturne quelque temps puis tâcha d'oublier.
_ Qui était cette femme ? interroge Alia sans se faire d'illusion.
_ Ta mère.
Je guette sa réaction, tenant doucement mais sans hésitation son poignet dans mes mains. Elle reste d'abord effarée puis songe qu'il peut s'agir de Tirésias, cherche d'autres moyens pour nier l'évidence. Tirésias, non, il pleurait accroché au giron maternel. En revanche sa cicatrice ne ment pas. Elle est venue sur l'Atlantide, y a été blessée puis soignée, et semble avoir eu une vision qui la rend précieuse aux yeux de mon père. Je ne peux comprendre autrement les paroles paternelles. J'ignore ce que disait cette première prophétie mais il est certain que mon père estime qu'Alia est la seule à pouvoir sauver l'Atlantide. Ses yeux émeraude prennent un éclair d'horreur. Elle réalise ce que j'ai moi-même entrevu quelques instants plus tôt. Mon père a demandé à mon propre frère de me piéger. Tel était le but de ce pari fou : me faire entrer dans l'andréion pour que je puisse veiller sur elle, sacrifié pour des prophéties que nous ne comprenions pas.
_ Vous êtes fous, s'effraie-t-elle.
Son monde vole en éclats, son être se déchire. Elle doit vivre ? Pourquoi devrait-elle vivre ? Il le faut pour l'Atlantide. J'ignore encore pourquoi mais nous n'avons plus le choix. Pour la première fois, sa destinée disparaît : plus de ligne droite, plus d'Hippolyte en point final, plus de limites. Juste un mystère qu'il nous faudra découvrir. Elle veut se mettre debout, probablement fuir. Je la connais assez à présent, j'anticipe ses réactions. Je la retiens contre moi. Elle tente vainement de me repousser puis cède épuisée. Mes doigts passent et repassent dans sa chevelure sombre. Je veux juste qu'elle se calme.
_ Tu n'es plus seule. Je veillerai sur toi...
_ Laisse-moi, vous êtes fous. Je ne suis rien. Je ne suis personne. Une ombre. Ma vie s'achèvera bientôt. Croire en moi est stupide. Croire en moi ? La déception sera trop grande.
_ Chut...
_ Un mirage. Je ne suis qu'un mirage. Les mirages tuent et ne sauvent personne.
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Déluge
FantasyAlia sait qu'elle va mourir. Sa sœur la tuera lors du combat de succession au trône des amazones. Elle n'a pas peur, la mort est une vieille compagne qu'elle attend en profitant de sa liberté. Mais un navire étranger bouscule son destin. Elle va dev...