Alia

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Le sang des victimes ruissèle sur le piédestal des statues royales. J'ai tenu à être seule. Mes mains n'ont pas tremblé. J'ai choisi la plus belle et la plus pure génisse des troupeaux du temple d'Artémis. Isoha m'a laissé faire avec la fierté retenue d'une initiation ainsi sublimée. Minutieusement drogué, l'animal s'est montré docile. J'ai recueilli l'offrande dans une coupe et j'ai recommencé par trois fois mes libations sanglantes. Mes paumes rougies ne m'émeuvent pas. La certitude de ne jamais pouvoir remercier assez mes protectrices m'inflige en revanche une blessure immense. Tout en ce lieu est paisible désormais. La frustration que la reine m'a infligée tôt dans l'après-midi s'est évanouie. Pourtant j'ai hâte de reprendre ma place au palais. Je me sens à l'étroit dans mes appartements. La blancheur lunaire du marbre renforce mon sentiment de solitude. C'est définitivement fini. Voilà. Plus que quelques jours et ma vie reprendra... rien du tout. Je suis vivante depuis trop peu de temps pour ne pas comprendre que ma vie toute entière est à inventer.

Je vais sortir de ce tombeau, je vais reprendre le char, retourner vers la cité mais pour combien de temps ? Il me faudra trouver une solution. Depuis ce que j'envisage comme ma renaissance, j'ai eu tout le loisir d'y penser. Comment renvoyer Iolass sur l'Atlantide ? Je suis toujours convaincue de ne pas l'emporter sur Hippolyte mais une fois ma virginité découverte, je doute qu'elle laisse la vie sauve à l'homme que j'aime. Elle le sacrifiera sur le bûcher royal, sort qu'il partagera avec le favori de ma mère ; la famille sera au complet. Ainsi sont nos lois. Elles me sont désormais insupportables. Et Méphistès qui n'est pas là. Côté évasion, j'espère qu'il aura une idée, deux même. Une sorte d'urgence s'est emparée de moi depuis quelques temps, pressentiment du pire. Rien de certain évidemment, le futur ne l'est jamais. Quoiqu'il en soit, je dois rentrer ; ma prison sanitaire m'attend même si mes compagnes se sont montrées plus que tolérantes.

Je pousse la porte de bronze quand je le vois, fixant la sortie d'un air maussade, trop sombre pour ne pas cacher un reproche. Il s'est inquiété ? Oh, il a cru ! Je m'en sens coupable. Tiens, Baal a disparu.

_ Un cheval à rendre au temple d'Arès, maugrée-t-il.

_ Je suis désolée.

_ J'espère bien, s'adoucit-il. Je ne pensais pas que tu puisses te sentir si triste, si seule aussi...

Il a plongé ses yeux gris perle dans les miens, caressant doucement ma joue humide du dos de sa main. J'ai pleuré, inutile de le cacher mais, lui, comment peut-il savoir ce que je ressens ?

_ Et bien, je suppose qu'il fallait que l'on soit sur un pied d'égalité, déclare-t-il. Il est assez pénible que tu puisses vérifier la moindre seconde de mes faits et gestes. Normal qu'il y ait un revers. Toi aussi, tu peux connaître mes émotions.

_ Mais je ne m'en sers pas.

_ Tu mens mal.

Ça, ce n'est pas du jeu. Il m'invite à monter sur le char dont il s'empresse de prendre les rênes sous prétexte de ma convalescence. Je le laisse s'amuser. Il lance les chevaux au galop puis ralentit à l'entrée des remparts. Il est difficile de ne pas remarquer les regards qui se retournent sur notre passage.

_ Tu m'expliques ? m'interroge-t-il.

_ Je ne sais pas trop, les chars sont réservés à la reine. Et elle les prend rarement en couple.

_ Oh, je dois prendre une posture plus royale, persiffle-t-il.

Je souris. Il se donne tant de mal pour me distraire. Je ne doute pas que notre équipage ait fière allure, pas plus qu'il n'évoque pour lui une vie si peu oubliée. Il m'observe du coin de l'œil. Je crois que je rougis, ce qui me fait honte. Il sent mon malaise et laisse son esprit vagabonder.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant