Iolass

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La confiance n'est pas le problème de toute évidence. Une force puissante l'enchaîne, visse ses pieds bien ancrés dans le sol. Elle respire profondément, cherchant à dominer ses craintes. Un geste, un tremblement vers moi, cela me suffit. J'attire son corps dans la douceur de l'onde.

Elle ne résiste pas. L'eau circule autour de nous, libre et joyeuse. Elle tremble. La proximité de nos deux corps la trouble. Je lui souris. Elle baisse les yeux vers l'obscurité. Ses pieds cherchent sans relâche un sol qui se dérobe dans les profondeurs de la piscine. Je ralentis un peu les battements de son cœur, qu'elle s'apaise un peu. Elle me dévisage. Ce n'est pas de la crainte, non ; elle voudrait juste comprendre comment je peux ainsi agir sur elle-même. Elle découvre imperceptiblement tout ce que je lui ai caché. J'envoie entre nos torses des vagues chaudes et pénétrantes. Elle semble se détendre.

_ Prête ?

_ Ce n'est pas fini ?

_ Ça n'a pas commencé.

Elle s'agrippe à moi. La peur revient d'un coup.

_ Je nage juste ce qu'il faut, prévient-elle.

_ Nous n'allons pas nager, ris-je fondant son corps et le mien dans la transparence liquide.

Mêlant nos deux êtres, je les emporte dans un voyage extraordinaire à travers les sous-sols du palais, suivant le cours immuable des sources et des ruisseaux qui alimentent la ville. Ce n'est plus de la peur mais de la panique. Tout va bien, fais-je résonner en elle. Ceci est trop nouveau pour qu'elle ressente autre chose qu'une frayeur primaire. Dès que le goût du sel nous cerne, je lui accorde une pause. Rejoignant péniblement la surface, elle tente de reprendre ses esprits. Mais la fraîcheur de la mer, l'immensité de l'eau, la houle, le courant l'engloutissent. Elle vient de comprendre. Je me précipite.

_ Du calme, du calme ! Tout va bien. Je te tiens. Ce sont les falaises derrière le temple d'Artémis, espérant que l'évocation de ce lieu familier lui rendra un peu de raison.

Elle reprend le dessus, contrôlant tant bien que mal ses émotions, assez pour s'apercevoir qu'elle ne bouge pas. Nous sommes tranquillement suspendus dans l'eau. Le courant, la houle nous traversent comme si nous n'existions pas, nous chatouillant à peine.

_ C'est toi qui fais cela ?

_ Consentirais-tu à te détendre un peu ? trouvant son manque de confiance légèrement insultant. Le voyage n'est pas fini.

Son regard se fige. Je l'emporte encore sous la surface dans laquelle plonge le rougeoiement du couchant. Je lance à travers elle des ondes de chaleur qui l'apaisent enfin. Notre présence fugace effraie quelques poissons mais, comme toujours, les bans de dauphins sont attirés. Ils veulent jouer, rien de plus. Perdue entre crainte et émerveillement, je la laisse profiter de l'instant. Elle jubile à présent, charmée par la frénésie de leur danse, les appels répétés de leur sifflement. Ils passent. Nous ne les retenons pas. Nous sommes presque arrivés. Je dois me montrer vigilant. Elle sent le changement qui se produit en moi et se fait tranquille et docile. Le courant s'accentue. Une forêt d'algues et de rochers renforce l'obscurité naissante. Je ne suis pas certain que son corps résistera à l'épreuve. Je décide de ne pas m'approcher davantage. Provoquant une déferlante, je nous fais nous élever au-dessus de la surface et nous dépose doucement sur un rocher confortable. Je lâche tout. Nos corps enlacés se matérialisent, son visage enfoui dans mon torse. Elle ne bouge pas. Sa peau glacée brille sous les rayons lunaires. Elle est gelée. Nous ne pourrons rester trop longtemps. Je m'en veux déjà d'être allé trop loin, de mon égoïsme. Elle se décide enfin et ouvre les yeux. Elle pousse un cri. Je dois la retenir pour qu'elle ne finisse pas dans l'eau. Elle me contemple incrédule. Des écueils acérés forment une muraille dense sur laquelle se fracassent les vagues répétées de la houle. Le vacarme saccadé masque nos voix. Les tourbillons sont légions jusqu'au premier récif d'où émergent majestueux les murs d'albâtre. Pourtant leur hauteur vertigineuse ne nous en confisque pas la vue, nous sommes trop loin pour ne pas apercevoir l'ensemble des remparts.

_ La cité blanche, murmure-t-elle.

Il est vrai que la lune montante renforce son aspect spectral. C'est ainsi que les peuples extérieurs la nomment. Mon cœur se serre malgré moi. Elle prend ma main. Je m'assois, l'attirant tendrement contre moi.

_ Je voulais que tu la voies, que tu comprennes. J'y renonce sans regret.

Son regard se porte sur la cité. On devine les courbes régulières des sept remparts inclinés vers le palais royal, là, tout en haut, temple du dieu de la mer, de ma famille. Sur notre droite, la tour de Poséidon domine le premier mur, inondant la mer de sa lumière intermittente.

_ N'oublie pas, tu es leur seul espoir, la clef de l'Atlantide.

À ces mots, Alia s'éteint. Ses yeux s'obscurcissent, un voile de tristesse couvre son visage. Elle se recroqueville et murmure.

_ Ce n'est pas moi.

Je me tais, devinant que cet aveu, terrible au demeurant, n'est point achevé. Elle n'ose pas me regarder. Sa vue se perd sur l'écran froid des murs pâles.

_ C'est de l'eau et de la terre qu'elle naîtra.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant