Alia

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Bélérophon paraît inépuisable. Ce n'est pas le cas des chevaux de mes compagnons. Je dois rester prudente et respecter les relais. Toutefois en moins de deux jours, nous avons rejoint la forêt des grands cèdres. Nous retrouvons la grotte où nous nous étions affrontés avec Iolass. Elle nous fournit un bon abri pour la nuit. Nous sommes restés avares en paroles, chacun centré sur ce qu'il avait à faire.

_ Quel est le programme ? demande Iolass.

Il me prend au dépourvu. En fait, j'y vais à l'aveugle.

_ Euh, nous prendrons nos quartiers au fort puis, avec Baal, nous irons chercher l'herbe jumelle.

L'Hyksos grimace. Puis-je lui reprocher ? Après tout, il trahit son peuple. Puis-je d'ailleurs être sûre de lui ? Bonne question.

_ Ta mémoire est douloureuse. Tu ne suivais pas un sanglier, le jour de ta capture, n'est-ce pas ? interroge Iolass.

Je comprends au regard dégoûté de Baal que cette question n'est pas pour moi. De quoi parle-t-il ? L'autre laisse les mots filer, dents serrées, d'une voix grave :

_ J'habitais loin de tout village, dans un coin où la chasse était bonne. Ma femme m'avait donné un fils mais ça n'allait pas. Elle saignait encore. Mais moi, je ne suis pas roi. Je savais que je risquais gros. J'avoue que je ne craignais pas les Amazones, à part peut-être leur sorcière, la vieille Circé. Un Hyksos comme moi ! Ils doivent être morts tous les deux aujourd'hui. Je ne suis jamais rentré.

Iolass et moi échangeons un regard. Que puis-je dire ? Des excuses ne seraient que vaines. Je le ramène là où il a tout perdu. Pourquoi Hippolyte ne m'a-t-elle rien dit ? Mais j'avoue avoir surtout songé à celles qui mourront si nous n'y arrivons pas.

_ Nous les sauverons cette fois, balbutie-je.

C'est une phrase idiote qui me fait rougir de honte. Heureusement Baal ne relève pas ma maladresse. J'en veux à Iolass. Il savait. Il n'était pas obligé de me faire affronter cela. Baal s'isole plongé dans un profond sommeil. Iolass s'approche.

_ Tu comptes me laisser à l'écart ?

Ça ne sonne pas vraiment comme une question. C'est plus un avertissement. Je n'ai pas intérêt à y songer.

_ Non. Mais moins nous serons à passer en territoire hyksos...

_ Pas même dans tes rêves.

Fin de la discussion. Puisque c'est si clair, inutile d'en débattre. En outre j'aurai tout le temps d'improviser.

Le reste du voyage se fait dans le même élan de franche camaraderie. Nous faisons une fine équipe : la frêle amazone, fille cadette de la reine et ses deux esclaves, l'un atlante, trop orgueilleux pour penser au-delà de lui-même, l'autre hyksos, avide de vengeance. Génial ! Nous allons sans doute accomplir des miracles. Quant à nos maigres moments de répit, je les évite comme la peste. Rêves, visions, tout se mêle. Le visage de l'enfant, terrorisé et suppliant, l'odeur âcre du bûcher funèbre, la rage dévastatrice de l'homme de fer. Je fuis le sommeil. Mes propres cris me réveillent souvent. Iolass m'observe frustré. Les voix d'Hadès finiront par me tuer.

Heureusement au milieu du quatrième jour, la silhouette imposante du fort se dessine sur son promontoire. Derrière lui, l'épaisse forêt des vents. La frontière n'est pas difficile à voir. La crête des montagnes barre l'horizon. Au-delà le royaume hyksos ! Je réclame mon sceau à Iolass et le confie à Ilia. Mon aigle ira le porter au fort pour annoncer notre arrivée. Personne ne vient à notre rencontre, c'est inhabituel. Nous calmons l'allure. Les sentinelles sur les créneaux scrutent nerveusement l'horizon. Deux cavalières patientent postées devant la porte ouverte. Immobiles, elles attendent notre arrivée.

_ Soyez la bienvenue, Meneuse des vierges d'Artémis.

Voilà qui est bien protocolaire. Elles transpirent une fébrilité injustifiée.

_ Je ne resterai que quelques jours. Je veux m'entretenir avec la vieille Circé pour parfaire mon initiation.

Elles semblent soulagées. Mon excuse est plausible. Mes exploits n'ont pas atteint les limites de notre royaume. Iolass, en revanche, ne s'attendait pas à cela. 

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant