Iolass

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Par Poséidon, qu'est-ce qu'elle fabrique ? Elle va tomber à se pencher ainsi. Son regard ! Pétrifié. Je bondis pour l'envelopper de la nappe liquide de l'onde. Pas le choix, elle va être découverte. Trop de bruit dans sa chute, son corps sombrerait. D'instinct, je l'emporte. Pourtant elle n'est pas là. Je le sens. Blotti contre ma peau, son corps est inerte. Je n'aime pas ça. Que s'est-il passé sur le pont ? Elle m'a vu, j'en suis sûr. Alors pourquoi avoir reculé ? Du poison ? Non, un sang pur coule dans ses veines.

Inquiet, je nous hisse sur la trirème de Méphistès à l'abri des regards. Il nous attend. Il me l'arrache des bras et l'emmène dans ses quartiers. Son expression cache mal sa colère. Que croit-il ? Que c'est moi qui l'ai mise dans cet état ? Je l'accompagne. J'interprète mal ses intentions. En quelques secondes, une nuée d'esclaves déshabillent la jeune femme, et la couvrent de multiples épaisseurs de couvertures et de fourrures. Elle est terriblement pâle, à faire peur. Aucune étincelle de vie ne parcourt son être. Méphistès exulte :

_ Que s'est-il passé ?

_ J'en sais rien. Elle aurait dû sauter, elle aurait dû sauter.

Méphistès tourne autour du lit, rongé par une panique étrange. Soudain un murmure s'échappe des lèvres bleuies de sa sœur :

_ Au nord, au nord... L'enfant, au nord.

Elle délire. Ses yeux sont sombres, presque noirs. Elle est vivante mais elle délire. Le visage du pirate se métamorphose. Il exige qu'elle le regarde. Mais ses yeux ne sont plus qu'une nuit sans fin. De paniqué, il devient funeste. Il soutient mon regard comme pour vérifier si je comprends ce qui se passe.

_ Dépêche-toi ! Elle ne doit pas rester ici. Va directement au temple d'Apollon. Les jumeaux doivent se retrouver.

_ Pourquoi ?

_ Je ne sais pas, hurle-t-il. Cela ne s'était jamais reproduit.

_ Reproduit ? C'est déjà arrivé ?

_ Dépêche-toi, ordonne-t-il. Oblige Tirésias à la ramener. Au besoin, menace-le. Mais méfie-toi du prêtre et protège-la.

_ De quoi ?

_ Vite !

Sans comprendre, je la prends dans mes bras, enveloppée dans une fourrure épaisse. Elle est anormalement légère ; son corps n'a plus aucune consistance. Abasourdi, je refais le chemin inverse en-dessous de la muraille. Méphistès a détourné l'attention en s'emportant contre son esclave préférée et en la passant par-dessus bord. Liassos est bonne pour un bain glacé. Il a si peur pour sa sœur... Les Hyksos se divertissent de cette dispute théâtrale et je peux sans risque m'enfoncer dans le souterrain. Akra, fidèle au poste, attend sa maîtresse. Je m'immobilise un instant. Comment réagir si elle attaque ? La louve vient renifler la main sans vie de la jeune fille et se met à courir à toute vitesse me précédant en tout. Je n'ai qu'à la suivre. J'espère ne croiser aucune garde.

Nous traversons sans heurt l'épaisse forêt mais quand je veux bifurquer vers le temple d'Apollon, l'animal m'en empêche. Je dois pourtant l'atteindre. Alia ne reprend toujours pas connaissance. Elle n'est qu'une coquille vide. Une alerte impérieuse, un cri d'urgence hurle en moi. Je défie l'animal un instant. J'essaie de passer. Elle me bloque. Elle ne m'attaque pas, elle m'arrête. Pas le choix, je cède : pour le moment. Elle reprend sa course, vers le palais. Elle retourne chez Alia, évidemment. Stupide animal ! Que puis-je faire ? Elle n'est plus seule à présent. Toute une meute nous entoure. Impossible d'y échapper ! La terrasse, enfin. Une forme indistincte se détache. Psyché ? De là je pourrai l'envoyer chercher le prêtre. Mais il est déjà là. Plus pâle que moi, il attend immobile sur la terrasse. Impassible.

Je lui présente mon fardeau sans tarder. Le prêtre ne regarde même pas sa sœur. Il bafouille des mots étranges, issus d'une langue parfaitement inconnue. Un cri, non, une vocifération, s'arrache de la poitrine d'Alia emportant aux arbres une nuée d'oiseaux endormis. Elle sursaute, ouvre péniblement ses yeux d'encre avant de sombrer à nouveau. Elle est revenue. Son corps s'abandonne enfin dans un vrai sommeil. Elle est là, faible mais présente. Le jeune homme semble lui aussi reprendre vie. Il me fait signe d'entrer. Il paraît lutter contre un tremblement de l'âme plus qu'inquiétant. Méfiant, j'obtempère et dépose la princesse sur sa couche. Psyché ne cesse de m'interroger du regard. Que puis-je lui dire ? Quelque chose ne va pas ? Alia est là certes mais, même si je ne peux m'y résoudre, même si cela va à l'encontre de tout ce que je crois, elle n'est pas seule. Une autre présence, puissante, cachée, cherche à envahir son corps.

Tirésias a un sourire énigmatique. Il la laisse et la main sur mon épaule :

_ Restez là. Elle va avoir besoin de vous. Elle va revenir.

J'espère bien. Mais il soupire :

_ Il serait dangereux que je reste plus longtemps.

Ses yeux baissés, son renoncement, sa menace presque me font craindre une erreur d'interprétation. Qui va revenir ? Alia ? Qui d'autre ?

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant