Iolass

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Une étrange lueur dans le regard, elle se relève doucement. Je m'attends à quelque sanction. Je suis indigne de mon rang. Je me suis abandonné à la rage, hors de moi, alors que je n'ai plus vraiment le droit à l'erreur. Aussi acceptè-je sans contredit. Nous nous changeons pour des tenues plus sobres et plus confortables. Nous repartons vers le port. Plus au nord, une crique est aménagée pour protéger la trière du forban. La tente légère que j'ai vue à la fin de l'été a fait place à une lourde cabane de rondins. Alia saute sur le pont du navire sans se faire annoncer et s'y promène comme si de rien n'était. Ce n'est donc pas la première fois qu'elle vient. Elle doit avoir une vision très relative de ses vœux sacrés à l'encontre du monde masculin. J'ai bien cru remarquer que de toute façon personne n'avait de prise sur elle. Ni règle, ni loi ne peuvent la contraindre. Elle n'en fait qu'à sa tête. Une esclave vient à notre rencontre et nous introduit dans l'antre de son maître. Le pirate n'est guère surpris de notre visite et attend patiemment les volontés de la jeune fille.

_ Pourrais-tu initier sa majesté, ton prince Iolass, aux subtilités de la vie ? Méphistès a un rire franc et clair mais visiblement il ne voit pas où Alia veut en venir. Je vais ouvrir la bouche mais elle m'interrompt :

_ Son excellence de la trop belle et trop grande Atlantide, fils de la déesse aux bras blancs, ne se trouve digne que de ceux de sa « race », si j'ai bien compris. Rends-moi service et affranchis-le.

Cette histoire d'affranchissement a sans doute plus affaire avec mon éducation qu'avec ma liberté.

_ Tâche de me le rendre pour le banquet, lance-t-elle à la cantonade.

Qu'est-ce qu'elle mijote ? Elle ne demande pas son reste et tourne les talons aussitôt. Je reste coi. Le pirate a un rire bien moins agréable. Je me sens pris au piège dans une farce immonde. Méphistès se lève et m'invite à le suivre. Dire que j'ai horreur de ce type ! Je n'ai d'autre choix que de le suivre. Il emprunte un premier escalier de bois vers le pont inférieur, puis un second. Arrivés à la cale, il s'arrête pour me faire remarquer que, malgré les trois rangées de rames prévues, je ne vois aucun banc de rameurs. Je n'y ai pas pris garde mais soudain la vérité m'éclate en pleine figure : où sont les esclaves ? Ce navire n'avance pas tout seul. Ce n'est pas un vaisseau atlante. Mais derrière une lourde porte s'échappe un ronronnement familier. Je ne peux y croire. Pourtant le sourire bienveillant de mon guide ne me laisse que peu d'incertitude.

_ Vous voulez entrer ? propose-t-il avec assurance.

À mon approche, la porte de métal s'ouvre automatiquement. Trêve de tergiversation, la lumière blanche, intense, m'indique trop clairement l'origine des machines que je découvre. Je n'ose aller plus loin. L'énergie présente dans cette pièce ne peut venir que d'un seul lieu et les tridents disposés sur chaque appareil en rendent la provenance plus évidente encore.

_ Vous avez besoin d'un verre d'élixir, semble-t-il, raille Méphistès. Elle est terrible, cette petite !

_ La force de Poséidon. Le cœur de l'Atlantide.

Je ne peux y croire. Pourtant ! Estomaqué par sa trahison, je plaque ce pirate contre le mur, ma dague sur sa jugulaire :

_ Qui ? Qui vous a donné la force de Poséidon ?

_ On se calme, se dégage-t-il avec prudence. Prince impétueux. Croyez-vous que cette technique puisse être volée par un seul homme ? Je suis doué, c'est vrai, mais delà à fabriquer ça tout seul. Vous me surestimez !

Il a raison. Seuls les membres du septième cercle ont suffisamment de connaissances pour se voir révéler le secret de la force de Poséidon. Le pirate me plante là et retourne dans ses quartiers. J'emboîte le pas de mon hôte qui m'invite à prendre un siège et me tend un verre d'alcool que je néglige. Je veux des réponses.

_ Quel âge aviez-vous, Iolass ? Cinq, sept ans ?

_ Où voulez-vous en venir ?

_ Si vous remontiez dans votre mémoire, vous vous souviendriez de votre père sur le port de l'Atlantide, confiant à un tout jeune homme un navire ni étranger ni atlante. Cela s'est fait sans cérémonie mais je me souviens que vous étiez là.

Quoi ? Impossible ! J'essaie de me souvenir. J'étais jeune, c'est vrai. Mon père m'avait arraché des mains de mes précepteurs pour m'emmener sur le port dire au revoir une dernière fois à ce jeune homme que ma mère détestait tant. J'étais insouciant à l'époque. Ça n'avait pas beaucoup de sens pour moi. J'étais si heureux de quitter le septième cercle, le palais, d'admirer notre flotte. Peu m'importait la raison.

_ Vous ? Mais cela n'explique rien !

_ Comme tous les Atlantes, vous oubliez tout du monde réel.

_ Vous parlez par énigme, m'emportè-je.

_ Vous savez que la reine est ma mère. Vous venez ici contraint et forcé par Alia pour avoir affirmé la supériorité de votre race. Vous voyez de vos yeux le cœur de votre île, qu'en déduisez-vous ?

_ Que cette gamine en sait plus qu'elle ne veut bien le dire.

_ Je crains qu'Alia sache tout sauf ce qui la concerne, affirme-t-il résigné. Mais revenons à nous. Qu'en déduisez-vous ?

_ Je devrais vous suivre.

_ Eh bien, si vous connaissiez l'histoire du siège de Thèbes, si vous n'aviez pas couru les bas cercles au lieu d'étudier, je suppose que oui.

Il se répète. Pourquoi insiste-t-il tant sur ce fichu siège ? Bien sûr que je connais son histoire. Elle n'est pas si vieille. Tout le monde connaît ce siège terrible qui mit fin à la domination des Hyksos. C'était la première fois que les Atlantes participaient avec les autres peuples à une guerre sur la terre ferme. Nous ne nous mêlons jamais des conflits, mais là c'était différent. Nous commencions à craindre le retour de forces terrifiantes, des forces que nous ne pouvions laisser croître. Nous avons survécu au déluge pour cela, pour que ça ne puisse pas se reproduire. Mon père venait d'accéder au trône.

_ Vous m'en avez déjà parlé. Le premier fait d'armes de mon père.

_ Sa première rencontre avec les Amazones.

_ Et les Hyksos.

_ Certes mais ce n'est pas de ça que nous parlons, précise-t-il.

_ Alors de quoi parlons-nous ?

Il m'agace avec ses allusions. Je perds patience. Qu'il aille aux faits.

_ Vous n'avez pas lu ma marque de l'andréion.

_ Pourquoi ?

Il l'exhibe devant moi. Ce n'est pas la marque de la reine mais un signe différent : un mu pour son nom surmonté d'un trident. Les Amazones et les Atlantes, c'est impossible.

_ Pour un atlante, oui. Mais les Amazones, elles, savent bien qu'une femme et un homme peuvent faire bien des choses. Et on peut ajouter qu'elles pratiquent depuis très longtemps le brassage des peuples.

_ Très drôle...

Il rit de bon cœur. Il m'en a fallu du temps mais je comprends enfin ! Pourtant il a raison, de mon point de vue, c'est impossible. Un atlante est stérile avec une autre femme qu'une atlante.

_ Oui, oui, tous héritiers de l'âge d'or... Bla, bla, bla... Et qui suis-je ? Une erreur de la nature. Rappelle-moi, les Atlantes sont des gens pragmatiques, civilisés et instruits, qui ont cessé de croire, il y a des lustres aux légendes, aux oracles et autres contes pour enfant. Mais à la race suprême des Atlantes, ça, ils y croient. C'est d'une logique à toute épreuve !

Il fait mouche. Je comprends pourquoi cette petite peste m'a conduit ici. Elle voulait que je sache, que je tombe de mon piédestal, me ramener à ma hauteur d'homme. C'est chose faite. La chute est rude. Me voilà affubler d'un demi-frère imprévu. Je mesure mieux la haine que ma mère portait à ce forban. Il lui rappelait cet écart que mon père avait goûté. Comment en aurait-elle supporté la vue ? Il est temps pour moi de prendre congé. Méphistès se gosse :

_ Il te faudra revenir, petit frère !

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant