Iolass

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J'ai quitté Thermiscyre en milieu d'après-midi pour descendre vers le sud. J'ai longé la côte pendant quelques heures avant de m'enfoncer dans les terres vers les montagnes de l'est. Ici des contreforts rocailleux parsèment un aride paysage inhospitalier. Quelques fermes d'élevage de brebis et de moutons pour la plupart complètent ma compagnie. En cette saison froide, les troupeaux reposent tranquillement dans les bergeries et je ne croise âme qui vive.

Je rejoins mon relais à la tombée de la nuit, un fort de briques crues où les guerrières montent la garde de manière ferme et assurée. Mon ordre de mission, le sceau d'Alia me font accueillir sans trop de mal. Mais l'accueil n'a rien de chaleureux. On ne m'adresse guère la parole, me nourrit sommairement puis on me loge dans l'écurie.

Le lendemain, à l'aube, je suis scrupuleusement les consignes données par Alia. Elle a envoyé sa servante, Cyrène, définitivement remise de son empoisonnement pour me confier les fioles qui doivent préparer mon corps à combattre le poison et la nourriture contenant l'antidote de l'andréion. La suivante m'a jeté l'ensemble négligemment, visiblement mal à l'aise dans ce lieu qu'elle exècre. Depuis mon arrivée, nous n'avons jamais eu l'occasion d'échanger un mot ou deux, aussi tentè-je l'aventure ?

_ Vous ne m'aimez pas beaucoup ?

_ Pourquoi ? hausse-t-elle les épaules. Vous n'êtes qu'un homme.

Moi aussi, quelle idée ! À quoi pouvais-je m'attendre ? Ce souvenir me prête à sourire. Je laisse couler dans ma gorge le liquide doré au goût amer. J'ai quelques doutes quant à son efficacité sur un corps atlante mais tant qu'il ne me rend pas malade. Je dois me hâter et reprendre ma route au plus vite. Toutefois je respire mieux hors les murs de la cité ; ce n'est pas pour me déplaire. Bientôt un lointain nuage de poussière couvre l'horizon. Au fur et à mesure de mon approche, la nuée mêlée de sable et de terre se précise. Elle s'élève portée par le fracas des chevaux et des hommes laborieux. Derrière de hautes murailles de bois, une personne non avertie pourrait croire à une ville mais le gémissement des hommes, ployés sous leur fardeau mettrait cette idée en défaut. Point d'habitation, juste une garnison, un palais sur la hauteur, des fourneaux crachant leur feu, des ateliers martelant leurs lots de métal, et à flanc d'une colline terreuse une mine à ciel ouvert. Partout le cliquetis permanent des marteaux, le cri saccadé du métal frappé, le mugissement roque des soufflets. Ignis n'est que vacarme, sueur et agitation. Les gardes y regardent à deux fois avant de laisser s'ouvrir le rempart. Elles me conduisent sous bonne escorte jusqu'au palais. Point d'amazone raffinée ou délicate comme Alia. Les seules femmes présentent sont toutes de solides guerrières rudes et froides. Un royaume taillé pour Hippolyte. Elles sont nombreuses, soucieuses de leur présence. Au vue de la population masculine abondante en ce lieu industrieux, ce n'est guère étonnant.

Les rues grouillent d'esclaves, de charrettes branlantes et de tous les cris hurlés en dizaine de langues différentes. Ma visite ne passe pas inaperçue et les regards que je croise n'ont rien de très amicaux. À leurs yeux, sans doute, je passe pour un privilégié. Le palais, enfin, dessine sa silhouette archaïque. Je suis surpris de constater qu'il n'est point gouverné par une femme mais par un homme. Il doit avoir une cinquantaine d'années, l'âge de Larchos. De taille moyenne, il s'impose par un regard dur, et une austérité vestimentaire très travaillée. En revanche, je ne parviens pas à identifier son pays d'origine, achéen peut-être. Nous échangeons le salut des hommes d'ici, bras en avant, marque contre marque. Je sais ainsi qu'il est de la maison de la reine. Rien d'étonnant mais rassurant vues les circonstances. Je ne crois pas un homme de la reine capable de la trahir. Elle a avec ses amants une relation puissante de confiance et d'équilibre politique. À moins bien sûr que ce lien particulier ne soit réservé qu'au père des jumeaux. En fait il ne m'a jamais été donné de la voir avec aucun autre des hommes qu'elle s'est choisi. Je chasse ces réflexions pour me centrer sur ma mission : officiellement une visite hivernale d'étude pour que ma maîtresse apprenne comment fonctionne la fabrication du métal et des armes.

L'excuse passe très bien. Cette lubie de jeunes gens amuserait presque le gouverneur s'il ne trouvait pas qu'il s'agit pour lui d'une incroyable perte de temps. Il délègue ce caprice princier à un pauvre subalterne. Un jeune homme de mon âge sans doute, le crâne rasé, vêtu d'une longue tunique blanche, presque comme un prêtre me sert de guide. Nous allons partout avec bonne humeur et complaisance.

Nous partons d'abord derrière le palais où, à flanc de colline, la mine déverse ses relents de poussière. Elle m'impressionne bien sûr. Les esclaves qui y travaillent sont de fortes têtes, des fugitifs aussi. Corps abîmés, dos voûtés sous les charges, souffles courts, saccadés, leur labeur est aussi leur calvaire. Leur regard, on ne peut plus inexpressif, ne se porte sur qu'un seul horizon : la mort. La leur évidemment qu'ils se donnent eux-mêmes à chaque coup de pioche mais aussi celle de leurs bourreaux qu'ils souhaitent d'un feu tel que les fourneaux en contrebas ne peuvent rivaliser. Ces pauvres hères chargent leurs cailloux sur des charrettes tirées par des mulets, guidés par les plus jeunes, des enfants d'une dizaine d'années pour certains, sûrement héritiers malheureux de ces grossesses mâles dont les Amazones ne s'encombrent pas. Nous les suivons vers des ateliers de fonderie où, sous l'œil vigilent de leurs maîtresses, des esclaves plus habiles, mieux traités aussi extraient le précieux minerai. Mon guide ne s'attarde pas. L'air à peine respirable des espaces confinés lui convienne mal. Il préfère me montrer, satisfait, les ateliers des forgerons.

Ces hommes-là, robustes, me paraissent bénéficier d'un régime plus doux. Toutefois beaucoup de gardes veillent à ce qu'ils ne soient pas tentés d'user des outils qui sont à leur disposition. Armées des mêmes épées forgées sous leurs yeux, elles ne quittent jamais leurs longues lances. Toutes révoltes seraient vaines et le sang coulerait en un rien de temps. Leurs intensions sont trop claires pour permettre d'autres pensées que celles d'un sérieux artisanat. Mais ces hommes-là mangent à leur faim et je ne doute pas que cette marque de faveur leur crée une fierté non négligeable. Ne sont-ils pas les seigneurs esclaves de ces ateliers ?

Mon guide, dédaigneux, me montre leur travail avec insistance, maniant mal les lames qu'il me présente. Les épées forgées ici n'ont rien à envier aux armes atlantes. Cette remarque me fait sourire. Les hommes pensent tout savoir sur leurs voisins ! Les Atlantes, l'Atlantide ! Ce nom seul porte tous leurs rêves, pire leurs fantasmes. Combien savent à quoi ressemble notre île, notre civilisation, nos armes ? Nous avons toujours veillé jalousement sur nos secrets. Quel métal peut rivaliser avec notre tritonium ? Quant à notre monde, il est trop loin de ce que je vois pour ne pas juger sévèrement toute cette industrie d'un autre âge. 

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant