Iolass

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Le réveil, la chevauchée, sa froideur. Tout est comme la veille. Une seule variante : au coucher du soleil apparaissent les hautes murailles de Thermiscyre. Les voix des guetteuses ne nous laissent aucun doute. Nous sommes attendus. Elle ne bronche pas.

À l'approche de la garde, elle m'ordonne, son sceau à la main, de me rendre sans tarder chez mon frère. Elle affrontera seule sa mère ou quiconque viendra l'accueillir. Puisque c'est ce qu'elle veut ! Je m'engouffre dans le chemin du port. Mon forban de frère n'a pas bougé l'ancre. Ma monture est ravie d'être soulagée, un peu comme Méphistès ravi d'apprendre que sa petite sœur est rentrée chez maman. Il considère que j'ai bien travaillé et pousse sa curiosité à savoir ce que je viens faire là. Deux stratégies s'affrontent en moi : d'abord le désir inextinguible de lui coller mon poing dans la figure, histoire de lui montrer que, même long à la détente, je finis par comprendre, la seconde, plus raisonnable, lui transmettre le message d'Alia et attendre sa réaction. Il faut croire que mon escapade m'a assagi car mon poing reste tranquille.

_ J'ai vu sa cicatrice, proposè-je pas si raisonnable vu ce qu'il doit imaginer.

_ Je vois, répond-il presque calmement.

_ Quand est-ce arrivé ?

_ Tu dois bien le savoir ? Ta mémoire n'est pas si mauvaise.

Bien, j'ai raison. Reste toujours la question fondamentale :

_ Comment est-ce arrivé ?

_ Voilà qui me semble plus utile.

_ Et bien ? Cela a un lien avec ce qui ne s'était jamais reproduit, n'est-ce pas ?

_ Oui, avoue-t-il sombre. La reine avait un projet : offrir Tirésias au roi de l'Atlantide. Ainsi comptait-elle lui éviter une vie dans l'andréion ou la mort à laquelle il était destiné.

_ Pourquoi ?

_ Les reines n'ont pas de descendance mâle. C'est trop dangereux. Jamais !

_ Mais toi ?

_ Je ne suis pas son fils. Je suis celui de son ami, le roi de l'Atlantide.

_ Subtile nuance...

_ Que n'avait pas Tirésias. On lui a accordé quelques années de vie uniquement pour que sa jumelle n'ait pas à en souffrir. Mais, à trois ans, cela devait finir.

_ Pourquoi l'Atlantide ?

_ Ma mère et notre père sont très liés, tu t'en doutes, et Tirésias devait servir d'otage pour un accord diplomatique comme cela se pratique. Le prétexte était raisonnable.

Alors que s'est-il passé ? Comment Alia s'est-elle blessée ? Pourquoi mon père la juge-t-il précieuse au point de me sacrifier ? J'espère juste que Méphistès aura les réponses que j'attends.

_ On ne peut pas dire que cela s'est passé comme prévu. La reine est venue en ambassade sur l'Atlantide. C'était la première fois que je la revoyais depuis qu'elle m'avait envoyé quelques jours après ma naissance. Notre père la reçut à quelques encablures de l'île avant les récifs de Charybde, sur sa propre trirème. Tout était somptueux. Leurs majestés étaient si heureux de se revoir, les jumeaux étaient parés selon leur rang et jouaient comme deux enfants turbulents. Ils échappèrent à la vigilance de leurs esclaves et rejoignirent leur mère sous la tente royale. Le roi et la reine ne s'en formalisèrent guère et continuèrent à deviser sur la puissance montante des Hyksos qui déjà faisait inquiétude. La conversation se faisait en atlante du septième cercle, je dois le préciser. Malgré la gravité des propos, le tableau était charmant, une pure scène de famille. La petite Alia ne cessait de regarder ton père de ses yeux rieurs, triturant d'un geste coquin ses boucles sombres si inhabituelles pour une fille de son peuple. Soudain, sans que rien ne laissât le présager, elle fut prise de tremblement et se mit à pleurer. Ses yeux se figèrent d'un coup, et devinrent noirs, totalement noirs. Une voix terrible de femme sortit de son corps d'enfant et se mit à parler dans le plus pur atlante.

_ C'est des derniers que viendra la trahison ! L'étoile de Poséidon mourra !

Notre père pâlit. Sa mère a tenté de prendre sa fille dans ses bras mais Alia la repoussa avec une telle force que la reine s'effondra à terre horrifiée.

_ Seule celle qui parle saura. Ceux qui l'écouteront seront guidés et au-delà de toute vie leurs pas seront portés. Elle est...

Tirésias, les yeux noirs aussi, se mit à crier dans un langage étrange. Nul ne le comprenait. Nous étions tous médusés, stupéfaits par ce spectacle. La petite ne finit pas sa phrase mais éclata d'un rire sinistre dans le même langage. Les deux enfants se défièrent, tout à coup Tirésias se jeta sur sa sœur avec une force inouïe. Alia a traversé le bastingage de tritonium et s'est retrouvée à la mer. Quelques hommes de ton père ont réagi rapidement et ont plongé pour la rattraper. Elle se serait noyée sans cela. Le dos déchiré par la violence de sa chute et le métal du navire, elle fut confiée à nos meilleurs chirurgiens. Ton père a supplié la reine de lui confier les jumeaux mais ma mère était certaine que seule l'idée de séparer les enfants avait conduit à ce désastre. Alors que sa sœur luttait entre la vie et la mort, Tirésias s'est mis à voir l'avenir de manière si sure que ce miracle-là l'a conduit tout droit au temple d'Apollon. Alors malgré les prières du roi, sa crainte du duel futur, la reine a ramené ses enfants à Thermiscyre.

_ Et la prophétie d'Alia m'a conduit à l'andréion.

_ Elle est celle qui a parlé, celle qui saura, qui devra nous guider. Quelqu'un doit veiller sur elle.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant