Iolass

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Ce matin-là, Larchos entre brutalement dans ce que l'on peut appeler désormais mon bureau. Sans un mot, il s'assoit face à moi renfrogné et grave. Ses yeux sombres ressortent davantage dans l'atmosphère lumineuse de la bibliothèque. Il me laisse travailler silencieux mais observateur presque inquisiteur. Je pose mon calame, plus déstabilisé qu'agacé. D'une voix affable, j'engage la conversation :

_ Que puis-je pour vous, gouverneur ?

_ J'ai dû longtemps batailler en votre faveur, Iolass, et la reine également.

Ah, très bien, s'il veut. Je ne vois pas du tout pourquoi il aurait dû batailler pour moi mais je suis sûr qu'il va me l'apprendre. Son ton est assez cassant pour que je ne le provoque pas.

_ Vous avez encore beaucoup à apprendre sur l'art et la manière de vivre dans un lieu comme le nôtre.

_ J'en conviens, mais je n'ai aucun goût pour l'esclavage.

Il se met à rire, d'un rire franc et sonore puis reprend :

_ Je n'étais qu'un paysan et regardez-moi aujourd'hui. Il faut croire que certains esclavages ont du bon.

_ Vous êtes cynique.

_ Et vous, complètement stupide de croire que vous survivrez longtemps sans la protection de votre maîtresse. Vous êtes désormais une carte politique importante dont Alia aura besoin. Il serait temps que, tous deux, vous vous en rendiez compte.

Je médite ses paroles sans vraiment les comprendre. Alia aura un jour besoin de moi ? C'est peu probable. Elle ne cesse de me fuir et cela me convient. Je n'ai aucune envie de l'approcher. Je n'ai d'amant que le nom. Songeur, j'avoue mon impuissance :

_ Que puis-je y faire ?

_ Évitez de l'humilier. J'ai mis plusieurs semaines pour obtenir que la princesse vous autorise à sortir. Elle est plus fuyante qu'une anguille. Mais l'eau devient un problème urgent et Alia veut bien entendre la valeur de votre travail. Il faut croire qu'elle a moins d'orgueil que vous. J'ai enfin obtenu gain de cause.

_ Vous voulez dire...

_ Que vous allez dès aujourd'hui inspecter la citerne du temple d'Apollon. Elle est vide depuis deux ans. Demandez l'autorisation à Tirésias, le Grand Prêtre, mais il est prévenu ; ce n'est qu'une formalité.

Il me tend alors un bracelet de force en cuir lisse, signe de mon autorisation de sortie. Ce bracelet symbolique cache ma marque et me donne un semblant de liberté. Je suis ravi. Peu m'importe l'orgueil ou non d'Alia. Je vais enfin sortir de cet enfer. Certes j'apprécie la bibliothèque ou la compagnie discrète de Baal dans l'étroitesse de notre cellule mais j'étouffe de ne pouvoir quitter ces murs. Mes deux assistants m'accompagnent. Nous quittons l'andréion pour rejoindre la grande allée qui descend du palais vers le port. Nous franchissons la deuxième enceinte vers la ville basse et bifurquons plus au sud, en direction du temple d'Apollon. Sa façade semble terne sous les nuages de ce ciel de fin d'automne. Je jette un œil vers le port. J'aperçois quelques rares navires. La mer est fermée désormais. Seuls les fous ou les aventuriers peuvent oser la prendre. J'essaie de calculer depuis combien de temps je suis enfermé entre ces murailles et le nombre des mois ne m'apparaît que trop long.

Nous gravissons l'escalier monumental qui conduit jusqu'au temple en ne croisant que quelques serviteurs. Je remarque que nous portons tous des bracelets de cuir, signe de notre servitude. Seuls mes cheveux longs me distinguent. À quoi peut donc servir un meilleur rang dans l'esclavage ? J'enrage. Nous arrivons sous le portique. De lourdes portes de bois blancs ferment l'accès. Je me demande comment procéder. Dans un réflexe quasi princier, j'envoie un de mes assistants m'annoncer. Il entrouvre la porte et disparaît dans l'obscurité. Une longue attente s'égraine. J'examine consciencieusement la masse colossale du temple construit par de lourds blocs de marbre polis. La religiosité de ce peuple me fascine. L'été les murs polis du bâtiment réfléchissent la lumière violente du dieu. Posé sur une petite colline nue, il semble dominer toute la cité. Dans un axe nord-sud, le temple de sa sœur jumelle lui fait face. L'ensemble offre un saisissant contraste avec son parc immense orné d'un bois dense. Le temple rond d'Artémis tout de bois bâti paraît disparaître dans les feuillages. Mais le son des gonds grinçants me sort de ma contemplation. Tirésias ne se fait plus attendre. Je vois apparaître le grand et svelte jeune homme, drapé dans sa toge blanche que j'avais aperçu lors de la venue de ma flotte. Appuyé nonchalamment sur un bâton d'or, il s'avance vers moi. Son visage me saisit. Les mêmes traits fins, les mêmes yeux d'un vert lumineux, incisifs, la même peau dorée. La ressemblance est stupéfiante. Le jour de notre accostage, je n'ai pas fait le rapprochement. Alia n'était pas là. Aujourd'hui j'ai l'impression de me retrouver face à son double masculin. Ma surprise l'amuse :

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant