Alia

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J'ai mal dormi. Le même rêve m'assaille chaque nuit. Je cours vers les falaises, l'arc à la main, Iolass à ma suite. Nous sommes haletants, pourchassés. Le bruit des sabots nourrit mon angoisse. Les falaises enfin ! Il faut sauter. Iolass me tend la main. J'hésite. L'immensité sombre de la mer en contrebas me paralyse. Le martellement des sabots, le ressac des vagues au pied des falaises s'unissent aux battements de mon cœur devenu fou. La terre tourne, tourne encore dans un vertige incessant. Ce roulis s'immobilise alors d'un coup. Je ne suis plus là. La scène a quitté mes terres et se déroule inconnue sur une esplanade lumineuse. Pourtant je ne suis pas là. Une fumée âcre s'élève d'un bûcher. Un corps ! Le deuil envahit l'atmosphère. Les ombres pâles pleurent. Au travers de la fumée, pourtant un regard se dessine, un visage familier. Je ne veux pas voir. Je le connais. Non, je ne veux pas le voir. La foule immense entoure le mort. Non, je sais qui est cet homme, pourquoi il me regarde, il me devine. Immanquablement l'homme des voix d'Hadès, l'homme au visage de métal. Je me réveille en sursaut, trempée de sueur.

Chaque nuit, les détails semblent se préciser. Je m'en veux d'être effrayée par une telle fable. Je m'en veux aussi de ne pas déchiffrer ce rêve. Que dit-il du futur ? Qui est le mort sur le bûcher ? Pourquoi son visage est-il si flou, si incertain ? Qui est l'homme au visage de métal ? Pourquoi ce masque hideux lui barre-t-il les deux tiers de son visage ? Les réponses demeurent hors de portée. Je ne doute pas que j'aurai l'occasion de me les poser à nouveau la nuit prochaine.

Je me lève péniblement, lourde encore du sommeil qui me manque. Cyrène entre subitement dans ma chambre. Mon cœur m'échappe et bondit. Malheureusement le retour annoncé n'est pas celui que j'attends. Méphistès ? La nouvelle ne manque pas d'intérêt. Je m'habille en toute hâte et arpente les couloirs du palais. Il va chez la reine. Je veux l'intercepter avant qu'il n'ait pénétré dans les appartements royaux. Trop tard ! Liassos, son esclave dévouée, monte la garde devant la porte. Tant pis. Je me présente quand même de toute mon autorité. La vieille muette est mandée. Elle ne me toise pas, habituée depuis peu à mes exigences et mes intrusions. On me laisse entrer.

_ Méphistès, m'écriè-je d'une voix enjouée, petite fille qui retrouve un grand frère.

_ Salutations, petite sœur. Heureux de voir que tu vas mieux. Tu as fait des frayeurs à notre mère, murmure-t-il. Je viens d'être grondé.

_ Désolée !

Notre mère nous tance du regard. Elle est fatiguée, péniblement accoudée à son fauteuil, vêtue de plusieurs épaisseurs de fourrure. Elle a maigri et vieilli. Elle scrute l'horizon pensive, une coupe à la main. Des volutes de vapeur m'indiquent une tisane. Tiens ! De quoi peut-elle souffrir ?

_ Alia, as-tu des nouvelles de tes disciples ?

_ Non, aucune ! Surprise que la reine s'adresse à moi pour une affaire aussi importante.

Cette question me met mal à l'aise, créant une vague de panique que je ne parviens pas à refreiner. L'inquiétude se lit sur son visage. Je me tourne vers Méphistès qui esquive mal la confrontation. La vague s'amplifie. Un sentiment affreux me brise. Iolass ? Mort ? Non, il est en vie, je le sais mais... Des éclairs traversent mon esprit. Malgré mes efforts, je n'arrive à les retenir. Des coups ! Oui, de cela je suis certaine. Un monde qui se brise ? Un sentiment de trahison et de solitude sans limite ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Mes visions sont interrompues par les cornes de brume de la cité. Les sentinelles annoncent leur retour. Méphistès offre son bras à la reine. Elle est donc si faible ? Je les seconde. Il ne nous faut guère de temps pour rejoindre la cour intérieure.

Hippolyte est grave, solidement campée sur sa monture, une longe à la main. Comme pour m'humilier davantage, elle tire sur la corde avec une violence telle que son prisonnier doit mettre genoux à terre. Tenue par Méphistès, je perds mon calme :

_ Iolass ! Libère-toi !

Méphistès me retient avec difficulté. Je suis enragée. Comment ose-t-elle ? Sa voix sonne claire et terrible dans l'écho des bâtiments.

_ Mère, nous avons retrouvé la première colonne.

D'un geste, un chariot apparaît à nos yeux horrifiés. Qu'est-ce ? Des corps ? Ils brillent sous la lumière du soleil comme s'ils étaient des statues d'argent. Et Iolass qui évite mon regard. Pourquoi ? Ma mère ne peut s'empêcher un cri d'effroi.

_ Es-tu sûre ? demande-t-elle à Hippolyte.

_ Voici leurs armes et celles qui les ont tuées. Alia avait raison, les nôtres se sont brisées comme du verre.

Mon nom m'accable. Dans sa bouche, il sonne comme une sentence. La reine étudie Iolass puis Méphistès, anéantie. Elle ne peut songer un instant à cela. Hors de question. Mais elle s'approche d'une garde et saisit son arme.

_ Alia...

_ Mère, non ! Tout ceci n'est pas l'œuvre de Iolass. Il n'y est pour rien.

Le rire cynique de ma sœur me fait sursauter. Elle désigne l'autre chariot :

_ Ce sont les Atlantes et des hommes de pharaon.

_ C'est absurde !

Je cherche des réponses dans les yeux de Iolass mais je n'y vois qu'incrédulité, désarroi et désolation. Il fixe immobile le sol comme résigné, refusant mon intervention. Je ne peux m'y résoudre.

_ C'est un piège, Majesté !

Elle pose sa main sur mon épaule et plonge ses yeux las dans les miens.

_ Les temps sont troublés, Alia ; qui peut savoir ? Des hommes de la cité blanche en veulent à notre peuple. C'est possible, reprend-elle en plaçant l'épée dans ma main.

Je sais ce qu'elle attend de moi. Je me tourne vers Méphistès qui ne dément pas. J'enrage. La trahison est partout. Je la sens, comme un mensonge. Je me dégage rapidement des tenailles fraternelles, jette l'arme et cours vers les corps. Ma main ! La poser. Je n'entends pas le murmure de reproches qui s'élève, ni le flot d'injures d'Hippolyte. Je suis aspirée dans un torrent d'images et de bruits terrifiants. La mort ! Brutale, absolue ! Je n'ai rien vu de tel. Tout n'est que douleur et souffrance. L'effroi. Le courage de nos compagnes vacille sous les attaques d'une rare barbarie. Elles ne peuvent y croire. Pourquoi ? Le brouillard. Mais je dois voir, je veux voir. Au-delà de l'espace et du temps ! Jusque chez Hadès s'il le faut. Mon esprit s'enfonce davantage à leur poursuite. Elles seules ont les réponses. Où sont-elles ? Au-delà du Styx, au-delà de Cerbère, aux Champs Élysées ? Non, dans le froid funèbre des ombres endormies, je ne les vois pas. Je m'éloigne de la chaleur, je m'éloigne du temps, je m'éloigne encore. Elles doivent me dire. Les trouver. La souffrance, toujours. La suivre. Le champ des pleurs ? Pourquoi ? Leurs âmes suppliciées pleurent l'horreur qui ne les a pas quittées même mortes. Pourquoi ? Je veux savoir. Mais les ombres ne parlent pas. Tant pis. Retrouver l'arche, revenir et lire le fleuve obscur du passé. Le froid ! Il commence à glacer mon être. C'est dangereux. Je dois revenir. Non, pas sans savoir, non, pas tant que je n'aurais pas lu. Soudain les ombres douloureuses prennent corps. Elles me voient. Je suis là trop près... Montrez-moi. Par pitié, montrez-moi. Elles restent torturées par une peur mystérieuse jusque dans la mort. Elles n'y connaissent pas le repos. Pourquoi ? Leurs mains désignent quelque chose. Cette ombre que j'ai vue ? Je me retourne. Ses yeux métalliques fixés sur moi arrachent mon souffle. Son regard de flamme incendie tout mon être. Plus que cendres, je sens mon cœur se consumer dans ma poitrine. Un cri d'effroi s'élève de ma voix brisée. 

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant