Iolass

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Ils sont complètement affolés. La situation leur échappe. Les Hyksos ont compris mais trop tard. Les ordres fusent désorganisés de toute part. De ce que j'ai pu entendre, ils lancent des poursuivants aux trousses du groupe de Cassius. C'est une erreur. En retrait dans la forêt, une cohorte de guerrières patiente pour assurer leur protection, une autre pour achever la forge. Comme pour Alcantara, Hippolyte ne veut aucun survivant. Je n'ai pas à m'inquiéter.

Pour nous, les affaires vont tout autrement. Les Hyksos ont envahi toute la grotte, se déployant minutieusement dans chaque galerie. Rejoindre la faille n'est pas une mince affaire. Les bébés hurlent, indiquant trop clairement où nous nous trouvons. Je dois les conduire aux portes de l'inconscience mais, sur des nourrissons, comment être sûr que cela ne leur soit pas fatal ? Nous affrontons plusieurs combats mais nous avons de la chance, les Hyksos se sont séparés. Tôr est blessé, Fenril et moi ne pouvons échapper à quelques entailles mais rien de grave. La faille, enfin ! Il faudra ramper. Les jeunes femmes sont si faibles. Nous devons les aider plusieurs fois, les porter pour que ces prisonnières suivent notre course.

_ Elles ne passeront pas, me crie Fenril en arrière-garde.

_ Retiens-les quelques minutes.

Il faut juste agrandir le passage. Trouver de l'eau, la détourner jusqu'ici et dissoudre la roche : une érosion accélérée. Lors de mon repérage, j'ai senti une source suinter non loin. Son cours vibre. Elle n'est pas loin. La saisir d'abord, la canaliser ensuite, l'amener. C'est bon. L'utiliser, sentir les minéraux, petit à petit les arracher, changer leur état...

_ Dépêche-toi. Ils arrivent !

Il en a de bonne, je peux accélérer l'érosion certes, mais ce n'est pas instantané. Je suis un atlante, pas un magicien. Mine de rien, c'est technique ces choses-là. Ah, ces primaires ! Dommage que nos blessées soient si nombreuses, si faibles aussi, dématérialiser les prisonnières aurait été si simple. Sauf qu'elles n'y survivraient pas, pas plus que moi. Il est temps :

_ On y va !

Le passage reste étroit mais praticable à genoux. Je passerai le dernier. En concentrant la source en un point, elle craquera la roche et éboulera l'entrée du passage, ou le passage entier avec un peu moins de chance. C'est risqué. Tout notre plafond peut s'effondrer mais nous n'avons pas le choix. Fenril reste en arrière. Déjà deux hyksos sont à sa portée. Il attaque le premier, toujours. Les prisonnières passent, suivies d'Eria avec les bébés puis de Tor. J'aide Fenril. Encore trois assaillants. Le heurt de nos armes oriente les troupes.

_ Vas-y, me crie-t-il.

_ Pas sans toi.

_ Elles n'ont pas besoin de moi, s'énerve-t-il dans une jolie botte à la poitrine de son assaillant.

_ À trois ! Ne discute pas !

Je me mets à compter ! Trois, je m'élance en le poussant devant moi. Que je le laisse ! Et puis quoi ? Affronter la colère d'Hippolyte, le regard d'Alia ! Ce n'est pas comme cela que ça marche chez nous. Pas vraiment de goût pour le suicide ! Même héroïque. La source, la source ! On entend un craquement sonore. Pas sûr d'avoir bien dosé mes efforts.

_ Fonce !

Une fissure nous devance sur toute la longueur, la roche tombe sur nos talons. Sortir, sortir, vite ! L'air libre, enfin ! Fenril se vautre sur le sol en ratant sa sortie. Il rit aux éclats de sa voix de stentor. Tor et moi sommes pris par le même fou rire devant le regard ébahi de nos compagnes d'infortune. Les bébés ! Vite, les réchauffer. Leur peau rosit peu à peu et leurs cris emplissent la forêt. Une jeune femme se précipite pour arracher un enfant des mains d'Eria. Elle berce la petite qui se calme aux sons de sa voix. Sa mère ! Elle est sa mère. Quel âge a-t-elle ? Quinze, seize ans, plus jeune qu'Alia en tout cas. Son regard triste se pose sur l'enfant avec un amour déconcertant. Il faut rejoindre le fort. Déjà les guerrières sont à l'œuvre dans la forge. Nous parvient juste le vacarme morbide des combats. À peine un pied dans la forêt, les éclaireuses tombent de leurs arbres. Cyrène !

_ Hippolyte va être furieuse, s'amuse-t-elle. Pas d'héroïsme? Je ne vous parle même pas d'Alia.

_ Les bébés ?

_ Quoi les bébés ?

_ Que leur fera la stratège ?

Cyrène reste perplexe. Ma question est si incongrue. Un sourire lumineux traverse son visage. Je crois voir le visage d'Alia.

_ Ce sont des filles, Iolass. Les femmes ne font pas des bébés toutes seules. Je ne croyais pas devoir vous apprendre ça.

_ Cessez de plaisanter !

_ Les Hyksos ont tort. Notre sang n'est pas ce qui fait de nous des Amazones. Regardez l'andréion, combien de peuples, combien de sangs différents. C'est notre vie, notre enseignement, nos choix qui font de nous ce que nous sommes.

_ Si ça avait été des garçons ?

_ Croyez-vous que les Hyksos les auraient laissés vivre ?

Elle a raison : jamais les Hyksos n'auraient toléré des garçons avec un autre sang que le leur. Le fort ! Les éclaireuses sont déjà à l'œuvre. Je mesure à présent leur pleine utilité. Les combats achevés, elles deviennent disciples d'Artémis, ceignent leur ceinture et se transforment en guérisseuses. Hippolyte vient à notre rencontre. Elle a participé activement au combat. Son corps contraint dans une cuirasse de bronze, porte estafilades et de légères brûlures.

_ Si vous n'étiez pas revenus vivant, j'aurais envoyé Alia chez Hadès pour vous botter les fesses.

Je souris. Elle essaie d'être en colère mais sans y parvenir.

_ Vous valez une amazone, prince Iolass, votre réputation n'est pas usurpée.

Je vole le compliment avec satisfaction avant que ses yeux ne se portent sur notre convoi. La haine voile son visage. Elle va à la rencontre des prisonnières. Aucun n'ose prononcer un mot. Même les bébés se taisent. Les suites de batailles ont toutes les mêmes regards hagards, les mêmes sourires soulagés chez ceux qui ont vaincu, les mêmes paroles rassurantes, les mêmes gestes chez ceux qui soignent, les bruits de ces armes qu'on laisse lourdement tomber. Il nous faudra plusieurs jours pour rejoindre le palais. Je ne suis plus à ma place entre ces murs, au milieu des guerrières. Alia est là-bas. C'est là-bas que je dois être, que je veux être.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant