Iolass

395 33 0
                                    

Je suis accueilli comme il se doit dans le navire de mes troupes. Les hommes trompent leur ennui. J'aime la compagnie de ces hommes simples dont une grande partie vit entre le deuxième ou au mieux le troisième cercle. Leur qualité guerrière leur a permis, souvent après un acte de bravoure, d'accéder à la caserne tant recherchée du bataillon des Élites, dans le cinquième rempart. Certains même deviennent officiers, près de la cour, dans le sixième. C'est le cas de Mentis. Je chasse son visage torturé par la fièvre de mon esprit pour m'asseoir à une table de jeu. Les hommes ne parlent que de cette arme entre les mains du roi hyksôs. Elle perçait nos armures avec une force incroyable. Nos armures ! Pourtant le tritonium n'a pas d'équivalent. Jamais aucun homme n'a réussi ce tour de force, traversant nos corps d'un coup sec et net. Nous n'avions jamais vu de tel projectile. Trop rapides pour des flèches, trop fins aussi.

_ Iolass, mon ami, me tape sur l'épaule Thésée, un compagnon de longue date, te voilà bien silencieux. Combien de temps ton vieux père compte-t-il nous enfermer ?

_ Jusqu'à ce que nos hommes soient sains et saufs, je suppose.

_ Est-il vrai qu'il les a confiés aux Amazones ? s'indigne Alcibiade en lançant ses dés.

_ Pourquoi croyez-vous que nous soyons ici ?

_ C'est folie, s'emportent beaucoup d'entre eux. Des Amazones !

Un rire narquois s'échappe du fond de la salle. Je me lève pour aller vers son auteur lorsque je me retrouve face à face avec ce forban de Méphistès qui me toise droit dans les yeux.

_ Les Atlantes ont de bonnes tables de jeu mais ignorent tout du haut de leur grandeur, raille-t-il.

_ Sortez de ce navire !

_ Vos hommes essaient de se refaire, soyez généreux. Les empêcherez-vous de regagner leur argent ?

Très bien, s'il veut en découdre :

_ Je prends la partie !

_ Vous ne savez rien, même de votre propre père, réplique-t-il plus sérieusement.

_ Taisez-vous et lancez les dés.

Il semblerait que j'ai de la chance. Tant mieux, je ne suis pas d'humeur à supporter longtemps ses sarcasmes. Je bous. Savoir nos hommes entre les mains de cette gamine... Sait-elle seulement ce qu'elle fait ? Je ne vois vraiment pas ce que mon père vient faire là-dedans.

_ Vous devriez l'interroger sur le siège de Thèbes, continue le pirate. C'est une période fascinante, le siège de Thèbes. Vous sauriez pourquoi il fait tant confiance à la reine.

_ Mon père avait vingt ans, c'était son premier combat.

_ Premier combat, première vision de la mort.

_ Et alors ?

_ Premier faux pas, persifle-t-il. Que de choses qu'on n'oublie pas.

Je déteste la tournure de la conversation mais je remporte la première manche. Les hommes laissent éclater leur joie. Le bandit fait une moue à peine contrariée et remet doucement ses cheveux noirs et bouclés en place. J'aperçois un étrange tatouage sur l'intérieur de son poignet gauche, mélange de symbole et de lettre.

_ La marque de l'andréion, répond-il serein face à mon interrogation silencieuse.

_ Vous avez été dans l'andréion ?

_ Cela vous étonne ?

_ Nul ne sort vivant de cet endroit.

_ Il faut croire que la reine a fait deux exceptions.

_ Deux ?

_ Me laisser sortir et ne pas me marquer au fer rouge : un simple tatouage, s'amuse-t-il. Remarquez, je m'en félicite !

_ Vous osez venir à la cour de l'Atlantide ? Comment mon père peut-il tolérer pareille traîtrise ?

Son regard se durcit d'un coup. Il me ferait volontiers ravaler cette insulte. Sa voix devient plus amère et ses dés plus agressifs.

_ Vous croyez que votre père ignore cette marque ? réplique Méphistès outré. Décidément, Prince Iolass, vous avez beaucoup à apprendre. La deuxième manche est pour moi. À vous de commencer la belle.

_ Par Hermès, elle est pour moi !

_ Je m'étonne que vous ne disiez pas la même chose d'Alia. Avec votre réputation...

Je déteste ses sous-entendus; les hommes rient sous cape.

_ Alia ?

_ La Meneuse des vierges d'Artémis.

_ Ne soyez pas stupide.

Il ne répond pas. Son visage vient de se figer. Il tend l'oreille, grave et fait signe à l'assemblée de se taire. Un murmure incompréhensible monte de l'autre côté du bastingage, tout près. Il est stupéfait. C'est une mélopée enivrante, hypnotique mais lugubre. Méphistès se lève incrédule et gagne le pont. Malgré l'interdiction paternelle, je le suis. Que se passe-t-il ? Pourquoi cette mélopée arrêterait-elle notre partie? Le pirate me fait baisser la tête. Pour peu, je croirais qu'elle l'effraie.

_ Venez, approchons-nous.

Sa voix est si froide que cela ne suppose aucune contestation. Nous rampons hors de vue des gardiennes qui grouillent sur le port et sur les remparts. Nous avançons vers le bastingage proche du navire des malades. Nous apercevons Alia, à l'intérieur, les cheveux défaits, les bras levés, paumes retournées vers le ciel. Elle prie. C'est elle qui chante ces paroles étranges. Ce n'est pas de l'amazone. Je ne comprends pas cette langue. Devant elle, sont déposées quatre petites boules sur un plat nacré. Lisses, presque argentées, elles reflètent la lumière pâle de la pièce.

_ Ça alors ! Elle a fini son initiation, murmure Méphistès visiblement admiratif. Je ne l'aurais jamais cru.

_ Quoi ? Que fait-elle ?

_ Elle se voue à Hadès et appelle la mort.

Mon sang ne fait qu'un tour. Impossible ! Je ne peux pas la laisser faire. Je me précipite et quitte le navire des Élites. 

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant