Iolass

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Et c'est maintenant qu'elle se décide à venir. Sûrement pas pour me voir, non pour cuisiner ce pauvre Baal qui ne peut rien lui donner. Oh, la journée est bonne ! On est venu me ramener au bercail, comme on ramène un chien à la niche, on m'a provoqué (quoique sur ce point, ça peut dépendre du point de vue), on m'a rabaissé comme un homme pétri de bas instincts et maintenant elle m'ignore ! La reconnaissance n'est visiblement pas la vertu première des Amazones. Elle aurait pu se noyer, être tuée...

Baal doit sentir l'atmosphère se refroidir car il déguerpit très lâchement. À l'occasion, je lui rappellerai.

_ J'ai eu ma dose d'humiliation pour aujourd'hui, alors si nous pouvions en finir !

Elle se ferme comme une huître. Son regard a un mélange de colère, d'incompréhension et de désespoir assez inattendu. Elle, fière d'habitude, si prompte à la répartie, reste là plantée au milieu de la cellule, toute en rage contenue, presque blessée. Et mince ! Je n'ai pas très envie de jouer les nourrices pour ado. Qu'elle aille pleurer ailleurs ! Non, elle ne pleure pas. Elle attend. Un tel renoncement chez elle ne m'est pas familier. Quoi ? Elle n'espère tout de même pas que l'orage passe.

_ Pourriez-vous, je vous prie, gracieuse maîtresse, avoir l'obligeance, sans vous commander, de ne point disposer ce soir de ma personne, parfaitement conscient de mon obséquiosité.

_ Donc nous nous vouvoyons à nouveau, répond-elle d'une voix si neutre que j'en conclus à un simple constat. Tout cela n'était qu'une trêve. Les armes sont reprises ?

La métaphore guerrière m'arrache une mine narquoise.

_ Drôle de trêve en vérité...

_ Je n'en sais rien. Je ne me souviens pas. Tirésias ne veut rien me dire, Méphistès m'a à peine reçue, lâche-t-elle dans un souffle. Je comptais sur vous.

_ Ravi d'être le dernier sur la liste.

_ Je ne suis même pas sûre que vous étiez là.

_ Aux premières loges, m'extirpe mon amertume.

Le silence retombe. Je ne parviens pas à m'apaiser. La mort de mon île natale ! Cela vaut bien que l'on s'en souvienne. Si seulement elle pouvait avoir une idée de ce que cela implique. Le monde entier s'en trouvera changé.

_ Absolument rien ? m'assurè-je.

_ Des images ! En fragments, qui vont, qui viennent, qui s'effacent aussitôt. Rien qui me permette de comprendre.

Génial ! Voilà qui va sauver mon peuple ! En même temps, si je prête foi à tout cela, cela signifie que je crois un oracle. Mon esprit d'atlante ne parvient à s'y résoudre. Mais elle a parlé du chant des Sirènes. Comment aurait-elle pu le connaître ? Comment ?

_ Vous avez déliré, enfin, je crois : deux fois. Pour la première vision, j'aurais dû mal à vous aider. C'est arrivé sur le pont. Vous vous êtes approchée puis vous avez hésité. Le temps que j'improvise, vous tombiez dans l'eau. La seule chose que vous ayez prononcé chez Méphistès sont les mots que je viens de prononcer.

_ Ils ne m'évoquent rien, murmure-t-elle déçue.

_ Vous ne parlez pas le hyksos ?

_ Non. Que disent-ils ? Pourriez-vous me les traduire ? Puis se reprenant : s'il vous plaît.

_ Au nord. L'enfant. Vous l'avez répété sans arrêt.

Elle se met à tourner dans la pièce comme un fauve en cage. Je sens ses efforts pour se souvenir en vain. Son amnésie n'est pas feinte. Son désespoir grandit. Je commence à m'inquiéter.

_ Cela ne sert à rien, s'écrie-t-elle vaincue.

_ Un peu de repos vous ferait du bien.

Elle me foudroie du regard. Je la traite en enfant. Elle ne peut le supporter.

_ Nous essaierons d'éclaircir tout cela ensemble, si vous voulez. Mais ce soir, ni vous, ni moi ne sommes en état.

_ Larchos ? demande-t-elle intriguée par ma sollicitude.

_ Rien qui ne vaille la peine d'être évoqué.

_ Vous me ménagez !

_ Peut-être...

_ Je ne le mérite pas.

Elle sort. Étrange petit bout de femme. Sa détermination se teinte soudain d'une fragilité bien trop attirante pour moi. Larchos n'aura pas fini de me taper sur les doigts. Et si elle a dit vrai, si l'Atlantide va bientôt être détruite, comment prévenir mon père ? Comment m'évader d'ici ? Le poison dans mes veines devient soudain plus lourd à porter.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant