Alia

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Chacun sait ce qu'il a à faire. Quant à moi, il me reste une personne à voir et non la moindre. De retour au palais, je m'enfonce dans les méandres de l'aile est. Le va et vient des gardes ou des servantes bourdonne à n'en plus finir. J'interpelle quelqu'un et exige une entrevue. Les vieilles gardes restent perplexes. Qu'est-ce que mon être insignifiant vient faire dans cette partie du palais ? Leur responsable arrive. Je vais avoir des ennuis. La vieille harpie aux cheveux crépus et ternes me toise avec dédain. Sans me démonter, je réitère ma demande. Jamais je ne me suis permis une telle exigence. Jamais je n'ai pénétré ces lieux sans y être convoquée. Malgré sa réticence, la secrétaire zélée me fait signe de la suivre. Le silence est mon guide. Je pense soudain qu'il est terriblement vrai que les muettes finissent par ressembler à leur maîtresse. Celle qui me précède vers les appartements de la reine singe son port altier, sa démarche sûre et son œil aiguisé, la sérénité en moins. L'agitation de ses mains, le va-et-vient de ses doigts décharnés lui donnent des airs de sorcière pour légendes enfantines. Cela m'amuse un peu, histoire sûrement de me détendre à ses dépends.

Elle s'arrête devant une lourde porte de bois rouge sculpté mais n'entre pas. Ma mère et moi serons donc seules. Très bien, cela me convient.

La chambre royale est riche de sobriété, fidèle à sa propriétaire, confortable, c'est tout. Ma mère est assise près de la cheminée dans une attitude finalement trop familière. Son regard perdu se laisse emporter par les flammèches ; sa respiration tranquille la plonge dans une médiation d'où il n'est pas temps de la sortir. À mon goût, nous nous ressemblons trop. Elle me paraît lasse. Mais les dernières semaines n'ont pas été de tout repos. Je me reproche soudain ses inquiétudes. Elle m'invite d'un signe à m'asseoir sur le petit siège incurvé qui lui fait face. Je prends un cousin, le place sur l'assise et obéis.

_ Que veux-tu ? me demande-t-elle sereine et directe.

_ Iolass a vu ma cicatrice. Il pense que je suis déjà allée sur l'Atlantide. J'attends de vous la vérité.

_ Hum, la vérité... Voilà qui n'est pas une mince affaire. Mais Iolass était plus âgé, il a pu s'en souvenir.

_ Alors il a raison. Je suis déjà allée sur l'Atlantide ?

_ Une fois. Ce n'était pas une bonne chose d'ailleurs.

_ Pourquoi ?

_ Tu es tombée de leur navire et tu t'es blessée assez gravement.

_ C'était un accident ?

_ N'est-ce pas ce que je viens de dire ?

_ Mère, j'ai vu la mort de l'Atlantide.

Elle vacille. Je suis trop brutale. Je m'en veux déjà. Mon affirmation l'ébranle. Sa peau pâlit. Je suis sûre qu'elle a réfréné son effroi.

_ Je souhaite consulter l'oracle d'Apollon pour éclairer mes visions.

_ Je te l'interdis !

Je ne m'attendais pas à un refus. Son ton sec, son regard ardent, ses mains serrées sur son siège, tout m'indique qu'il vaut mieux ne pas contester. Pourtant, chacun peut aller au temple d'Apollon, pourquoi pas moi ? Qu'a-t-il à me révéler ? Que peut-il me dire ? Je n'insiste pas. Peut-être trouverai-je une autre solution ?

_ Pensez-vous que le roi des Atlantes ait pu piéger son fils ?

_ C'est une possibilité. Tu n'en as pas conscience, Alia, mais jamais tu ne t'appartiendras. Tu portes en toi un enjeu si grand que même les dieux sont prêts à s'entredéchirer. Apollon lui-même ne souhaite que te tromper.

_ Je ne comprends pas.

_ Je sais.

_ Mère, pourquoi l'avoir consulté à mon sujet dans ce cas ?

_ Parlons de cette invasion, qu'en penses-tu ?

Elle change de sujet. Elle ne dira rien. Les dieux eux-mêmes ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Je me souviens de cette sensation étrange d'une autre dans mon propre corps, de cette force étouffante qui a pris possession de moi. Un dieu ? Une déesse ? Artémis ? C'est ce qui m'a alors effleuré l'esprit. Mais comment, comment devient-on le réceptacle d'une divinité ? Pourquoi moi ? Je n'ai rien, mais absolument rien d'extraordinaire. Je ne suis qu'Alia, la fille qui va mourir. Ma vie elle-même n'existe pas. Est-ce pour cela que j'ai été choisie ? Parce que je n'existe pas ? Je divague. Mon esprit se fourvoie dans un labyrinthe de questions, sans jamais trouver un début de réponse. C'est frustrant, trop frustrant. Il faut renoncer à comprendre. Ma tête va exploser. Alors je réponds, penaude :

_ Elle aura lieu au printemps.

_ Cela nous laisse un peu de temps. Qui ? Les Hyksôs ?

_ C'est possible, mais pour quelle raison ? Nous n'avons rien qu'ils convoitent.

_ Oh que si ! s'exclame-t-elle. La clef de l'Atlantide !

_ Qu'est-ce ? Iolass ?

Elle ne répond pas. Ses yeux se voilent de tristesse.

_ Ainsi, tout commence, soupire-t-elle. J'ai toujours craint ce jour. J'ai même espéré ne pas le voir. Mais on ne peut fuir ce qui a été annoncé. Désormais, Alia, ton monde n'est plus. Je ne pourrai te protéger très longtemps. Il faudra apprendre à te débrouiller seule. Mais il me reste une consolation, une seule personne, chez les Amazones, pourra être digne de ta confiance. Tu m'entends, une seule car elle seule sait qui tu es.

Je veux savoir mais elle reste muette. Elle se contente de prendre une gorgée d'élixir. On aurait dit que quelqu'un d'autre me parlait. Elle m'a parue si étrangère à tout cela... Je ne sais que penser. Elle préfère changer de sujet à nouveau et me donne volontiers des informations sur l'atelier d'Ignis. Le gouverneur est mort, il y a quelques mois. Il gérait très bien les affaires, jamais les guerrières n'ont eu à se plaindre ni de sa fabrication, ni des délais et encore moins de la qualité de leurs armes. Certes nos épées sont inférieures aux armes atlantes mais elles valent celles des Hyksôs ou des achéens. Comme la reine m'a confié le ravitaillement nourricier de la cité, elle a attribué la responsabilité d'Ignis à Tirésias. Mon frère en avait assez de jouer les oracles et aspirait à davantage de responsabilité et d'attention. En grandissant, les murs du temple lui deviennent trop familiers, trop étroits aussi. La reine a trouvé juste de rétablir un certain équilibre. Bien sûr il est moins présent sur place que son prédécesseur mais, à sa connaissance, Larchos, chargé de le surveiller, estime qu'il s'acquitte bien de sa tâche.

Nous conversons ensuite de mon escapade et la reine se fait plus maternelle, me demandant avec bienveillance des nouvelles de son vieil ami Démétrius. J'ai le sentiment qu'il est temps pour moi de me retirer. À vrai dire, je n'ai pas appris grand-chose. Dans le couloir, je croise Isoha. Ma tante passe beaucoup de temps avec la reine ; c'est assez inhabituel. Je me serais bien blottie dans ses bras, comme je le faisais petite quand la reine visitait le temple d'Artémis sans un regard pour moi. Mais la Grande Prêtresse ne m'adresse qu'un sourire résigné et s'engouffre sans un mot dans l'appartement royal. Tant pis. J'ai des projets et il me faut agir vite.

Je me précipite vers le temple d'Apollon mais des gardes m'en interdisent l'accès. Notre conversation a donc été écoutée. La muette ! Cette âme damnée de ma mère a appliqué immédiatement ses ordres. Sûre que je désobéirai sans attendre, elle a préféré anticiper. J'enrage ! Où aller à présent ? L'andréion ? Iolass a déjà suivi mes recommandations et chevauche vers les fournaises d'Ignis. Très bien ! Je convoque Baal dans mon laboratoire et nous commençons notre travail. Puisque je ne peux rien contre l'invasion pour l'instant, j'ai une promesse à tenir. Pour cela il me faut comprendre les plantes hyksôs qui me manquent. 

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant