J'ai plutôt intérêt à filer et vite. L'attitude de Tirésias ne faisait aucun doute. Je dois rentrer au temple le plus vite possible. Que me veut-on ? Inutile d'y penser maintenant. Je dois encore éviter les sentinelles sur les remparts et les cerbères dans les bois. Heureusement je connais la forêt dans les moindres recoins, le moindre buisson et je n'ai aucun mal à échapper à leur vigilance. Vite ! Escalader les treilles jusqu'à la terrasse de mes appartements est en revanche bien moins aisé. Toutefois je peux compter sur Ilia, mon aigle apprivoisé et sur Psyché, la suivante muette qui m'a été offerte à ma naissance. L'attention des gardiennes occupée, je gravis la fenêtre où Psyché m'oblige à rester à couvert. Deux envoyées de ma mère sont déjà là pour réclamer ma présence.
_ La Meneuse est aux petits thermes, dans son bain, répond Cyrène, mon autre suivante, née le même jour que moi et habituée depuis longtemps à couvrir mes écarts.
_ Allez la prévenir ! La Reine exige sa présence immédiatement.
Pas question de rater mon entrée ; je proteste si peu vêtue que je parais réellement émerger de ma baignoire :
_ Quel est donc ce raffut ?
Passer dans l'autre pièce par la façade a été pour le moins sportif mais Psyché a masqué mes bruits de l'intérieur. Une vraie maniaque du rangement ! C'était un peu osé et dangereux mais un peu comme à chaque fois. Psyché paraît à ma suite, parfaitement détendue.
_ Vierge d'Artémis ! s'inclinent les deux messagères. La Reine réclame votre présence.
_ Les cornes de brume... dis-je faussement pensive.
_ Avec votre ceinture, précisent-elles.
Là, elles aiguisent ma curiosité. Ma mère a besoin de mon savoir de guérisseuse ? Pourquoi ? Isoha, la Grande Prêtresse, me semble plus sage et plus expérimentée dans ce domaine. N'est-elle pas la dépositaire de toutes nos connaissances ? Et puis ma cérémonie de passage n'aura lieu que dans deux lunes. Exiger ma présence est si contraire à nos lois ! Toutefois l'occasion est trop belle, mon excitation trop forte pour émettre toute protestation. Jamais je n'ai été prête si vite. C'est à peine si une sourde angoisse m'étreint lorsque je revêts ma ceinture de remèdes et de poisons. Je laisse mes compagnes pour suivre les envoyées royales. Un cheval m'attend. Nous dévalons la colline du temple pour traverser la première enceinte des palais, puis la grande rue de la cité qui commence à s'animer. Les sons du port n'émeuvent pas le peuple de notre royaume. Chacune vaque à ses occupations. Les étals s'ouvrent : pains, fruits, légumes ou poissons... Les premières clientes, parfois suivies de leurs esclaves masculins aux tuniques courtes et aux bracelets de cuir, déambulent tranquillement. J'ai envie de hurler : des Atlantes ! Des Atlantes viennent d'accoster chez nous ! Mais je dois bien être la seule à m'en soucier.
Nous arrivons rapidement aux remparts. Mon escorte nous annonce et la lourde porte de bronze s'ouvre dans un grincement sonore vers le monde extérieur. Combien d'amazones rêvent d'aller au-delà de cette porte ? Peut-être aucune finalement. Je m'en suis ouverte une fois à Psyché et Cyrène mais p as une seule de mes amies ne partagent mon envie d'explorer la mer extérieure. Ce rêve leur paraît absurde. Mais ma propre vie, en sursis, ne l'est-elle pas tout autant ? Ma sœur Hippolyte qui a quitté le temple depuis quatre ans déjà pour diriger celui des guerrières m'attend devant le plus grand des navires. Le port semble désert. Je l'ai déjà observé par-delà les murailles : il est effervescent d'habitude, exubérant de cris, d'agitation. Là, le silence règne en maître. Je sens alors, dans mon dos, les archères déployées vers le quai, arcs bandés, flèches pointées le long des créneaux. Je comprends vite que tout homme qui osera tenter de m'apercevoir sera immédiatement abattu. Voilà qui est clair : ma mère ne m'a pas faite sortir pour me confronter au monde extérieur mais pour me mettre à l'épreuve. M'ayant laissé l'opportunité voire l'honneur de suivre l'enseignement de l'art des remèdes et des poisons, elle veut en vérifier aujourd'hui la portée. Fort bien, elle verra. Ma sœur m'accueille fraîchement, j'ai l'habitude. De cinq ans mon aînée, nous sommes simplement comme deux étrangères. Je ne suis qu'un gibier pour elle ; à quoi bon s'attacher ?
Elle me guide sur le ponton jusqu'au navire. Un Atlante nous invite à descendre deux escaliers blancs jusqu'à une grande salle où sont étendus des guerriers gémissants. La chaleur est insoutenable, l'odeur suffocante. La fièvre brûlante est leur lot à tous.
_ Ne recule pas, murmure ma mère surgie de nulle part. Ne montre jamais ni ta frayeur, ni ton dégoût.
Ma voix plus basse encore s'étrangle pour demander :
_ Pourquoi m'avoir fait venir ?
_ Tu vas le savoir, me sourit-elle pointant son doigt vers un panneau de nacre ouvragé au fond de la salle.
_ Ces hommes ont combattu vaillamment, dit une voix sombre et caverneuse cachée derrière ce paravent. Chacun a reçu une flèche hyksôs, notre ennemi commun.
Ce nom m'impressionne mais je tente de dominer ma peur, impossible de décevoir ma mère.
_ Depuis plusieurs jours, la fièvre les a saisis, nous faisant craindre leur poison. Nos médecins, excellents dans bien des arts, sont démunis face aux secrets de ces plantes et de leur mélange. Vous, vous pouvez sauver nos hommes. Cilia, la fille du chirurgien royal vous assistera.
Il règne une puanteur fétide dans cette salle, mélange de fièvre, de vomissements et de sueur. Un dégoût profond, mêlé d'une frayeur primaire, me saisit. Moi ? Seule face à tout cela ? Comment veulent-ils que je sauve ces hommes ? Ils semblent brûler de l'intérieur, gémissant sans espoir la douleur de leurs entrailles. Jamais je n'y arriverai...
_ Tu réussiras, m'encourage ma mère.
_ Mais mère ? Je n'ai pas le droit de voir des hommes !
_ Regarde-les, me répond-elle gravement. Ce ne sont pas des hommes. Ce sont des mourants !
Ellem'abandonne. Je ne sais que faire. La jeune fille chargée de m'assister arriveavec tout ce qu'elle peut ou connaît d'instruments médicaux. Beaucoup me sont d'ailleursmystérieux ; je les inspecte avec intérêt mais j'ai sur moi tout ce qui m'estnécessaire. Il est temps de me ressaisir. Je suis une Amazone. La mort nem'effraie pas. S'il me manque des ingrédients, le temple me les fera parvenir.Avant tout, je dois découvrir la teneur et la composition de ce poison. Les Hyksôs,chasseurs comme nous, utilisent souvent des mélanges que nous maîtrisons.Malheureusement, il leur arrive d'innover ce qui exigera du temps pour combinerun nouvel antidote. Et puis il y a le poison du Roi. C'est une légende, biensûr, mais on le dit terrible, douloureux et imparable. Je me mets donc à latâche.
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Déluge
FantasyAlia sait qu'elle va mourir. Sa sœur la tuera lors du combat de succession au trône des amazones. Elle n'a pas peur, la mort est une vieille compagne qu'elle attend en profitant de sa liberté. Mais un navire étranger bouscule son destin. Elle va dev...