Alia

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Lorsque je me réveille ce jour-là, le soleil a déjà dépassé son zénith. Psyché a jalousement veillé sur mon repos. Une odeur âcre d'incendie emplit la pièce dont les fenêtres, selon mon habitude, sont restées ouvertes pour la nuit. Je me lève rapidement et gagne la terrasse au rez-de-chaussée. Au-delà des remparts, la fumée des bûchers s'élève au-dessus de l'océan. C'est pour moi un spectacle aussi inattendu que solennel. Les sons de leurs étranges instruments me parviennent au gré du vent, étouffés par le frôlement des feuillages. Je revois le visage torturé de ces quatre hommes, leurs derniers souffles. J'aurais tant voulu mieux les accompagner dans ce voyage. Pourquoi la solution m'a-t-elle échappé ?

Soudain je réalise que je ne suis pas seule sur la terrasse. Isoha s'approche sans mot dire. Nous regardons un moment la fumée en silence. Je suis plus proche d'Isoha que de ma mère. D'abord, dès mon sevrage vers l'âge de trois ans, je suis entrée sous sa responsabilité au temple d'Artémis, comme toutes les petites filles de Thermiscyre. Puis, ayant remarqué mes facilités d'apprentissage, elle a insisté auprès de la reine pour que je devienne sa propre disciple. Ma mère a accepté. J'ai cru que l'idée de me soustraire par ce moyen à la dure loi de succession des Amazones n'était pas pour lui déplaire. Je me trompais. Aujourd'hui Isoha me semble plus maternelle que ma mère ne l'a jamais été.

_ Je suis très fière de toi, me réconforte-t-elle.

_ Pourtant j'ai échoué.

_ Non, tu as appris ce qu'il fallait apprendre.

_ On ne peut pas les sauver tous, coupè-je triste.

_ La réalité est un terrible maître.

Le silence tombe à nouveau avant que je ne le rompe :

_ Pourquoi ma mère a-t-elle refusé que j'assiste aux funérailles ?

_ Ces derniers mois, Alia, tu n'as pas été très sage. Ta mère et moi pensions que cela te passerait mais... Nous t'avons mise à l'épreuve et tu t'en es montrée digne. Seulement...

Le silence retombe, plus lourd, plus pesant. La honte empourpre mon visage. Ainsi elles savaient... Cette nouvelle me coupe le souffle. J'étais si sûre d'avoir trompé les surveillantes, si certaine de ma ruse, de ma virtuosité. Tout n'est que mensonge. Je ne suis qu'une enfant à qui on a passé ses caprices. L'espace d'un instant, j'envisage avoir été trahie, mais ni Cyrène, ni Psyché ne peuvent l'avoir fait. Non, je ne peux m'en prendre qu'à moi-même. Je suis une piètre éclaireuse. Me voyant me torturer, Isoha sourit :

_ Tu ressembles plus à ta mère que tu ne le crois.

Cette remarque a de quoi me surprendre. Je ne me suis jamais imaginée ma mère ainsi. Elle, si reine aujourd'hui, toujours conduite par les devoirs de sa charge, a pu être un jour une gamine égoïste et désobéissante. Elle ne représente pour moi que cette femme aimante certes mais inaccessible et lointaine. Même dans mes plus jeunes années, lorsque ma grand-mère dirigeait le royaume, elle n'avait de place que pour ses devoirs. Isoha rit de bon cœur.

_ Alia, la jeunesse a de sûre qu'elle passe.

Je reste interdite et songeuse. Puis je me rappelle que mon maître n'a pas achevé sa phrase :

_ Pourquoi n'a-t-elle pas voulu que j'assiste aux funérailles ? N'ai-je pas achevé mon initiation ?

_ Si, c'était le but de ton épreuve. Mais ta mère est inquiète. J'ignore exactement ce qui la préoccupe mais son attitude à ton égard a changé ces dernières semaines.

Je ne m'en suis pas rendue compte. Enfermée dans le palais des novices, je ne vois que fort peu la reine. Pourquoi ? Je pourrais demander ce que j'ai fait de mal mais le nombre de mes incartades est trop élevé pour que je me permette cette audace.

_ Elle a consulté l'oracle d'Apollon, reprend Isoha, et depuis qu'elle a vu Tirésias, sa sérénité n'est plus.

Oh non ! Pas ça ! Je suis comme pétrifiée. Les images se bousculent à toute allure dans mon esprit. Le regard fixé vers les fumées funèbres, c'est comme si j'assistais à ma propre mort. Je sais... Je sais pourquoi ma mère se défie de moi. Quelques semaines auparavant, j'ai fait ce rêve étrange. Autant dire ce cauchemar. Le temple d'Artémis ! Je me suis vue, haletante, courant à toute allure vers le cap de Poséidon. Les remparts, vite. Les longer. Ne pas être vus, surtout ne pas être vus. L'agitation de toute part est terrible. Les cris des disciples. Courir encore. Jusqu'à en perdre haleine. Un hurlement ! Un aigle dans le ciel. Je ne suis pas seule. Un homme m'accompagne. C'est impossible ! Pourtant il est là. Il crie. Il me devance. Cela va si vite. Le cap, enfin. Notre position est découverte. Les loups sont lâchés. Un soulagement intense. Je vois un navire en contrebas : la trirème de Méphistès. Il faut plonger. Déjà les loups arrivent, les chevaux des gardiennes ne sont plus très loin. Les sabots martèlent le sol. Même dans mon sommeil je peux les sentir. Les gardiennes lancent leurs premières flèches. Il faut plonger. Vite ! Je n'en peux plus. La course étouffe mon souffle. Vingt mètres. Elles arrivent. Les loups d'abord. J'aide l'homme. Il plonge. Je me suis réveillée en sursaut lorsque les gardiennes m'ont rattrapée et fait regretter une telle trahison. La mort attend celles qui font fuir un homme de la terre des Amazones. Voilà ce que Tirésias a vu. Je connais les oracles qu'Apollon lui envoie quand ils nous concernent. Jumeaux, c'est notre secret. Ma mère m'a vu trahir le peuple des Amazones. Voilà pourquoi elle se défie de moi. Pourtant je n'ai pas failli. Je n'ai pas trahi. J'ai accompli avec rigueur la tâche que l'on m'a confiée. Ma mère peut se rassurer. 

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant