Alia

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Je me précipite. D'un sifflement, j'appelle Ilia. Je répète trois fois la marque dans la paume de ma main. Mon aigle la refait sans difficulté avec son bec. Nous nous sommes compris. Il trouvera ce dont j'ai besoin, ou plutôt Psyché décodera le message et m'enverra l'objet sans délai.

J'emprunte le char royal. Vues les circonstances, ma mère n'y verra point d'inconvénient. Je file à toute allure vers le temple d'Arès. Si les deux guerrières ont les mêmes symptômes, le doute ne sera plus permis.

À mon arrivée, les sentinelles se crispent. Les lances croisées m'interdisent l'accès. Il me semble toutefois nécessaire d'y mettre les formes. Un esclandre serait mal venu. Je patiente, difficilement ceci dit. Mnémésis apparaît et me fait signe de la suivre. Je descends du char et pénètre à sa suite dans la première cour. Ma présence suscite immédiatement la rumeur. Les guerrières sont sur le qui-vive. Je respire profondément tâchant de me fabriquer un masque de sérénité. Dans la deuxième cour, nous empruntons un escalier extérieur pour accéder, au premier étage, à un dortoir d'une dizaine de lits. En me voyant Hippolyte s'énerve :

_ Je les enverrai quand je les jugerai en état.

_ Paix, ma sœur. Je ne suis pas venue pour cela. M'autoriserais-tu à les examiner ?

Elle me toise un long moment puis s'écarte d'un geste qui m'indique que sa permission m'est accordée. Je m'approche. Les deux guerrières sont plongées dans le même délire fiévreux. Leurs contorsions montrent l'intensité de la douleur. Le feu dévore leurs entrailles mais je sais déjà cela. Ce qui m'intéresse ce sont leurs mains. Elles ne portent pas de coupures à proprement parler, plus de minuscules écorchures, presque des échardes. C'est donc par là que le poison est entré. Je quitte les lieux un instant prévenant que je vais revenir. Je gravis le deuxième étage et scrute le ciel du haut des créneaux. Mon aigle ne tardera pas à m'apporter le nécessaire. C'est une odeur trop particulière pour que je l'oublie : acide, pénétrante, irritante. Je le vois. Je l'appelle. Ses ailes frôlent mes joues et il se pose sur mon bras. Les épaisseurs de mes vêtements protègent ma peau. Je retire sans difficulté la petite boîte que Psyché a accrochée à sa patte. La marque hyksôs ! Nous nous sommes comprises. J'ai chèrement acquis cette pâte huileuse : le bateau du roi. Je ne m'attarde pas trop sur le souvenir de cette soirée calamiteuse. Je descends à nouveau dans le dortoir et compare l'odeur de l'onguent avec celle qui exhale de leur souffle, de leur meurtrissure : identique. J'ai raison !

_ Ce sont celles qui ont ramassé les armes.

_ Oui, toutes les six, admet Hippolyte. Pourquoi ?

_ Elles n'ont pas pris de précautions particulières.

_ Non, mais où veux-tu en venir ?

Son ton devient légèrement plus agressif. Elle ne comprend pas ce que j'ai déjà deviné.

_ Je dois voir ces armes.

_ Elles sont dans l'entrepôt de la première cour.

Je n'en demande pas plus. J'agis si froidement que j'en suis la première surprise. Ai-je toujours su que cela se produirait ? Pourquoi songe-je que tout se passe comme prévu ? Pourquoi ai-je le sentiment de n'être qu'un pion dans une partie déjà jouée ? Presqu'aussi certaine de ma prochaine destination.

Pourtant ce coup-là, je ne l'ai pas vu venir. Je me tourne vers ma sœur dont le visage montre trop qu'elle non plus n'a pas été prévenue. Ma mère est-elle incapable de le tenir à l'écart une heure ou deux ? Il reste adossé à la porte de la réserve, bras croisés, tranquille, impassible, presque caustique.

_ Laisse-moi passer !

_ Non, d'un ton ferme et définitif.

_ Je dois examiner ces armes.

_ Non, répète Iolass d'une même voix. Tu as déjà la réponse, inutile de prendre des risques. Et oui, les armes atlantes sont crantées. Cela fait plus de dégât.

_ Tu ne peux pas m'interdire de les voir. Laisse-moi passer !

_ Non !

Il me tend une bague. Je crois d'abord qu'il me rend mon sceau mais il est toujours à son doigt. Je n'en reviens pas. Il sourit victorieux :

_ Tu vois, ta mère est plus raisonnable que toi. Lorsque j'ai deviné tes intentions, je n'ai eu aucun mal à la convaincre. Elle connaît nos armes.

_ C'est un coup bas.

_ Je sais.

_ Je dois voir Baal, ordonnè-je autant pour lui que pour ma sœur.

Il acquiesce et me fait signe de passer devant. Le traitre ! Il me paiera cela. Si l'antidote était achevé, je lui enfoncerais bien dans la chair à l'aide d'une de ces épées atlantes. Il ne l'aurait pas volé. Voilà à présent que je déraille !

Nous allons voir Baal, le seul Hyksos en qui je puisse avoir confiance. Pourtant je sais déjà où cela nous conduira : Alcantara ! Ce que je ne comprends pas en revanche, c'est l'époque. L'enfant est là-bas mais les sauterelles ne sont censées venir qu'au printemps. Nous sommes au plein cœur de l'hiver. Nous avons de la chance que la neige n'ait pas envahi la cité. En outre qu'est-ce que les Hyksos fabriquent avec les Minoens ? Quel lien avec l'homme-taureau ? Ça n'a pas de sens. Il est trop tôt ! Quoique ? Rien dans mes visions n'a stipulé que les deux événements sont concomitants. J'ai eu la première vision sur le navire du roi et la seconde chez Démétrius. C'est plus comme une conséquence : l'un liant l'autre. Mais de quelle manière ? Je me perds en conjecture. Le palais ! Comment ? Le char royal. Je ne me suis même pas rendue compte qu'il m'a ramenée.

_ Je vais chercher Baal, propose-t-il.

Je rejoins mes appartements. Psyché et Cyrène ne sont pas seules. Isoha ? D'accord, j'ordonne qu'on nous laisse. Elle est si grave.

_ C'est bien le même poison, n'est-ce pas ?

_ Je le crains.

Je n'ai pas besoin de faire semblant. Les sauver sera miraculeux. J'hésite :

_ Pourrais-tu ralentir leurs fonctions vitales ?

_ À quoi penses-tu ?

_ Au vin de Léthé.

Elle réfléchit. L'idée n'est certes pas mauvaise mais nous ne gagnerons que peu de temps. Pas si Iolass calme leur sang dans leurs veines. L'idée est séduisante mais inacceptable.

_ Pourquoi ?

_ Hors de question que tu y ailles seule, précise-t-elle.

_ Il serait plus utile ici.

_ Rien n'en est moins sûr. Sais-tu où chercher ?

_ Je crois.

Son regard s'adoucit. Elle me dévisage longtemps, tendrement :

_ Si j'avais eu une fille, j'aurais aimé qu'elle te ressemble.

Je suis désarçonnée. À quoi pense-t-elle ?

_ Lorsque j'avais besoin d'une mère, elle avait ton visage.

Elle a alors un geste inattendu. Retirant les clefs du temple, elle défait sa ceinture de poisons et me la tend.

_ Ton initiation est achevée depuis longtemps. Jamais je n'aurais espéré que tu me dépasses. À présent, tu possèdes les voix d'Hadès.

_ Isoha, non, je ne peux accepter.

_ Je ne t'offre pas ma place, Alia, mais ma ceinture est bien plus riche que la tienne.

L'antidote de l'andréion ! Voilà ce qu'elle m'offre ! Je suis sans voix, bouche bée.

_ Sois prudente, tu n'auras que dix-sept ans demain.

Je n'y ai même pas songé.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant