Iolass

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Deux jours et deux nuits, Alia ne se réveille toujours pas. Je ne l'ai pas quittée un instant. Son corps semble se réchauffer, gagner un peu en couleur. Mais elle s'affaiblit. La lutte est inégale. Si son état perdure, elle aura beau revenir, elle n'y survivra pas. Je n'y tiens plus. Je voudrais aller la chercher, la ramener de force dans notre monde. Je l'ai demandé mais Isoha, comme la Reine, s'y sont opposées.

Je tente parfois de m'insinuer dans son corps moribond, de trouver cette âme en fuite. Mais les Atlantes, s'ils maîtrisent l'eau, et par là même la vie, ne savent rien de ce qui fait une âme. Mon savoir ne m'est d'aucune utilité. Pire, je crains que mes intrusions ne lui soient fatales.

Alors je murmure son nom, lui parle, tiens sa main désespérément vide. Je veux qu'elle revienne. Plus que tout, il le faut. Pas même pour l'Atlantide, non, pour moi seul. J'ai besoin d'elle, de ses yeux, de son air sauvage et franc, de la sentir, de la voir bouger, se mouvoir, de l'entendre, de pouvoir un jour encore passer ma main dans ses cheveux, sur son visage.

La voir ainsi allongée, immobile sur son lit dans la pénombre de sa chambre me devient de plus en plus insupportable. Psyché, comme Cyrène, se sont faites extrêmement discrètes. Je leur en suis redevable. Elles m'ont laissé la veiller sans intervenir. Elles passent quelques fois me forcer à m'alimenter. Isoha vient, elle aussi, mais elle a senti que sa présence alerte en moi la plus grande méfiance. Hippolyte, elle, envoie sa muette qui s'informe auprès de Psyché. Aussi suis-je surpris de voir apparaître la reine en personne. Assis sur un siège au fond de la pièce, face à Alia, je sursaute en percevant le frôlement de l'étoffe du manteau royal sur le sol.

_ Vous devriez aller vous reposer, Prince Iolass, conseille-t-elle sans y croire.

_ Je préfère rester.

Elle n'insiste pas. Elle se penche sur sa fille et passe sa main sur son front. Elle soupire. Tant d'impuissance la met aussi mal à l'aise que moi.

_ Pourquoi lui avez-vous interdit l'oracle d'Apollon ?

_ Il l'aurait tuée. Qu'y aurions-nous gagné ?

Je suppose qu'elle parle de l'accident dont Alia a été victime enfant. Je ne la relance pas. À quoi bon ? Nous devons attendre, encore et toujours. Pourtant je me permets une autre question.

_ Vous aimiez mon père ?

Son regard me transperce. Ni colère, ni rancœur, juste un étrange sourire :

_ Et si vous me posiez la vraie question.

_ C'est une vraie question.

_ Non, vous connaissez la haine de votre mère envers notre peuple. Cela vous a déjà donné une réponse.

_ C'est vrai. Une amazone peut-elle aimer ?

_ Et un atlante ?

_ Je ne comprends pas. Ce n'est pas la même chose.

_ Vraiment ? s'amuse-t-elle. Un atlante peut-il voir une femme autrement que la pièce de son jeu ?

Je ne sais que répondre, alors elle rajoute :

_ Les Amazones connaissent le prix de leur liberté ; cela ne signifie pas qu'il leur soit aisé.

_ Vous pouviez prendre un autre choix.

_ Quoi ? Fuir ? J'étais déjà reine. Un peuple ne s'abandonne pas, même par amour.

Évidemment. Je juge encore de mes yeux d'atlantes, de gamin atlante pour être parfaitement précis. Depuis le temps que je suis ici, je devrais savoir, comprendre. Mais la reine est si peu souvent accessible et je veux encore des réponses.

_ Et Larchos ?

_ C'est un homme loyal. C'est une qualité rare chez un homme. Je peux lui faire une confiance aveugle.

_ Sans doute, murmure-je. Et le père d'Hippolyte ?

_ On ne me trahit pas.

Sa voix est claire et ferme. C'est limpide : il a payé de sa vie un crime que je ne connaîtrai pas. Ainsi la fière guerrière a une faute héréditaire à racheter. Cela explique sa détermination à contenter sa mère. Drôle de famille en vérité. À mes yeux d'atlante encore et toujours. Quoique la mienne a bien changé d'aspect ces derniers temps. Le mariage de mes parents m'apparaît bien plus de raison et de politique. J'ai hérité de la moitié d'un frère aîné qui jouit d'une liberté, d'une insouciance qui aurait pu être la mienne. Tout ceci est si ironique, si pâle face au combat d'Alia. Mes questions ne sont que trop dérisoires. Mes doutes cachent mal le dégoût de cet acte fou:

_ Elle connaissait les risques, pourquoi a-t-elle tenté une telle chose ?

La reine s'adoucit, pesant chacun de ses mots :

_ Pour vous, la vie est sacrée. Pour nous, la mort est présente dès notre naissance. Pour Alia, les choses sont très différentes.

_ À cause de la loi du duel...

_ Alia ne craint pas de mourir, affirme-t-elle. On ne craint pas de perdre ce que l'on n'a jamais pensé avoir.

_ Que craint-elle ?

_ De vivre.

Très bien. Mais comment lui donner le besoin de vivre ? La ramener impitoyablement. Je me lève et m'approche, je prends sa main froide et glisse doucement ma vie dans la sienne. Je l'ai sentie, là, quelque part, blottie au fond de ses entrailles, une petite flamme, une étincelle, faible, imperceptible. Je la tiendrai coûte que coûte. Je ne la lâcherai pas. Je dirai son nom sans relâche, ni dans ce palais, ni dans cette chambre. Non, j'enverrai ma voix dans chaque parcelle de son corps. Je la chercherai, je la trouverai.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant