Iolass

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Les éclaireuses ne reviennent pas. Une nervosité palpable s'empare du camp. Les guerrières s'activent avec une impatience fébrile. Elles ne sont pas faites pour l'attente. Nous autres, hommes, sommes au contraire bien occupés. Nous devons chasser pour nourrir la troupe, trouver de l'eau (mes talents d'atlante évitent de longues heures d'errance à mes compagnons et m'attirent une certaine sympathie) et nous ravitailler. Nous ne sommes même pas escortés. Il est vrai que ce n'est pas nécessaire. Aucun de nous n'est suicidaire. Nos repas sont préparés séparément par des disciples d'Artémis. Quelle que soit la bouillie infâme qu'elles nous préparent, nous ne rechignons pas.

Soudain les hurlements se font entendre au loin. Les loups ! Les éclaireuses reviennent au galop. Le camp s'immobilise. Sans attendre leur arrivée, Hippolyte ordonne aux cavalières de se mettre en selle. Prêts à partir, nous guettons le récit des éclaireuses. Elles sont animées à l'extrême. Cela n'est pas bon signe. Il ne doit rester aucune survivante de la première colonne. Hippolyte les écoute attentive, stupéfaite, presque dubitative. Les premières éclaireuses s'écartent pour laisser passer la troisième qui montre un objet que la stratège examine avec attention. Je suis trop éloigné pour le voir distinctement. Une arme peut-être ? De quelle origine ? Impossible de l'identifier depuis ma position. Tout ensuite va très vite. Un geste d'Hippolyte, quatre cavalières quittent leur monture et enjambent la distance qui les sépare de moi. Elles n'ont aucune sommation. De la garde de leur lance, la première m'inflige un coup violent à l'estomac. Le souffle coupé, je n'ai pas le temps de réagir. La seconde me frappe au visage et me met à terre. Les deux dernières ramènent mes bras dans le dos pour lier mes mains quand Hippolyte les interrompt :

_ Non ! À cheval !

Sous le regard désabusé de mes compagnons, les quatre guerrières me font monter sans ménagement sur une monture attachant mes mains au pommeau. Je suis fermement encadré. Vouloir me libérer maintenant ne serait pas si complexe mais ce serait une erreur. Je dois d'abord comprendre les raisons de cette haine soudaine.

La stratège lance sa troupe au triple galop. Chacune suit l'allure, décidée à en découdre. La colère est perceptible. La première colonne a donc été massacrée. Nous ne sommes pas assez nombreux pour un affrontement. Le combat est forcément achevé. Nous allons simplement relever les mortes ? Pourquoi cette réaction disproportionnée à mon égard ? Hippolyte ne peut m'accuser de quoi que ce soit. Sa sœur ? Alia ne peut être impliquée. À moins que les hommes qui m'ont attaqué dans la forêt d'Ignis aient remis ça. Alia émet l'hypothèse que quelqu'un se sert de son nom pour commettre ces crimes. Ils voudraient l'incriminer. Qui sont-ils ? Comment ? Pourquoi ?

Nous nous arrêtons à la crête d'une colline. En contrebas, une vision d'horreur s'étale sous nos yeux. Je me demande comment la deuxième troupe d'éclaireuses a pu rester en ce lieu infernal. Les stigmates d'un combat acharné charrient son lot de carcasses putrides. Les chevaux de la première colonne se décomposent sur le sol, éventrés ou égorgés. L'odeur rouille du sang emplit l'atmosphère, retournant les meilleurs estomacs. Sous le soleil blafard de l'hiver luisent ici et là les armes fracassées. Hippolyte lève le bras droit. Les cavalières mettent pied à terre. Les visages sont fermés, absorbés par le spectacle macabre. On me descend sans ménagement. Je n'ai pas même le temps de voir la stratège foncer sur moi.

_ Donnez-moi une raison de ne pas vous tuer sur place.

_ Donnez-moi une chance de comprendre, maugréè-je dents serrées.

_ Très bien, siffle-t-elle en s'emparant de mes liens.

Elle me tire vers la troupe des éclaireuses :

_ Que pensez-vous de cela ?

Impossible ! Je ne peux y croire. Sous mes yeux épouvantés, apparaissent les corps des Amazones de la première colonne, figés à jamais dans leur masque de souffrance. Non ! Ce n'est pas possible. Elles sont vitrifiées ! Les filets de sang, éteints désormais, montrent la sauvagerie du massacre.

_ C'est impossible...

_ Impossible, rage l'Amazone en m'emportant plus loin où plusieurs cavalières s'affairent à rassembler les armes et à dresser un bûcher des animaux morts au combat. Des épées de bronze en morceaux, des armes courbes de pharaon, des armes atlantes ! Non, je refuse d'y croire. C'est un piège, une mascarade.

_ J'en doute, s'insurge la guerrière. Les Atlantes ont voulu vous venger.

_ Mon père ne sacrifierait pas une alliance pour moi.

_ Votre père ? ricane-t-elle. Mais gouverne-t-il encore quoi que ce soit ? Ce sont vos armes ! Inutile de nier l'évidence. Vos armes et celles de Pharaon ! Nous avons été trahies. Je ne peux que me réjouir de vous voir mourir de la main d'Alia.

_ Attendez ! La vitrification des corps n'est plus pratiquée depuis la grande peste. Cela fait trop longtemps...

_ Pas si on veut nous envoyer un message.

_ Ou ma mort ?

Cela seul l'arrête. Elle n'a pas songé à cette option mais l'allusion à mon père m'a permis de sentir que des troubles ont éclaté sur mon île. Je suis l'héritier. Peut-être veut-on faire d'une pierre deux coups : affaiblir les Amazones et m'assassiner. Ce ne serait pas la première fois. J'observe les armes de loin que les éclaireuses rassemblent sur les charriots.

_ Elles sont anciennes, m'indignè-je.

_ Et alors ?

_ N'importe qui peut les avoir apportées.

_ Comme si vous aviez perdu des batailles.

Je ne peux qu'en convenir. Je suis à courts d'arguments. Les Amazones relèvent les armes et les corps. Nous rentrons à Thermiscyre. Elles sont avides de vengeance. Le retour est infernal. Rien ne m'est épargné et les coups sont légion. Mais il est trop tôt pour se rebeller. Je n'ai pas le choix. 

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant