Alia

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Les crêtes enneigées dessinent un horizon infini. J'oublie tout. Poussée par cette liberté soudaine, je guide mon nouvel ami sur les chemins escarpés. Les sommets, leurs cols, leur mystère. Ce choix me ralentit bien sûr mais jamais les troupes d'Hippolyte ne s'aventureront ici. Me cherchent-elles ? Rien n'est moins sûr. Je repousse cette question comme un détail inutile. Bélérophon a le pas assuré. Je peux lui faire confiance. Évidemment l'ascension est difficile. La neige alourdit nos pas ; il me faut parfois descendre, le guider à la main mais, malgré son caractère frondeur, il accepte mes décisions de bonnes grâces. Nous montons sans nous arrêter, transis par le froid. Peu importe, je ne vois que les sommets, je ne vis que pour cette pensée un peu folle de l'autre côté. M'y voilà ! S'étalent devant moi, un autre monde, une vallée inconnue, un royaume étranger, un ailleurs où tout oublier. Si je descends, je quitte les miens sans être certaine d'y revenir. Que puis-je craindre là-bas, les marchands d'esclaves ? Quoi de plus dangereux que ce duel où ma mort est certaine ? Il faut être honnête avec moi-même, je fuis. Pas de quoi fanfaronner mais tant pis.

À la neige, se succèdent les pentes rocailleuses, les cascades furieuses, les ruisseaux moqueurs, enfin une steppe verdoyante et calme. Au loin une fumée annonce un campement. Trois ou quatre tentes aux couleurs flamboyantes et bigarrées reposent en cercle autour d'un puits. Une dizaine de chevaux paissent l'herbe trop rare de l'hiver. Bélérophon hésite, moi aussi. Qui sont-ils ? Des princes cavaliers, des marchands ? Pourtant ma curiosité est la plus forte. Quelque chose, comme un instinct m'y pousse. Et la surprise est grande. Deux cavaliers viennent à ma rencontre. J'aurais aimé passer inaperçue mais nous nous reconnaissons immédiatement. Que font-ils ici ? Les fils de Démétrius. L'étonnement est partagé, car, à peine arrivés au campement, le vieux marchand du royaume des Hautes montagnes sort de sa tente pour m'accueillir. Il n'en croit pas ses yeux. Avec l'air débonnaire et franc que je lui connais, il m'interroge :

_ Vous seriez vous égarée, princesse Alia ?

_ Plutôt une envie de découvrir notre royaume, ris-je. Ma mère estime qu'il est temps.

Cela sent le mensonge à plein nez et je ne suis pas certaine de berner aussi facilement cet homme fin et rompu aux tromperies des hommes de son métier.

_ Vous êtes au-delà de votre royaume, s'amuse-t-il.

_ Certes mais vous ne lui direz pas.

_ Pas si vous acceptez notre hospitalité. Vous devez bien être fatiguée.

J'aime bien Démétrius et les siens. Nos contacts à Thermiscyre ont toujours été d'une impitoyable gaieté. Le nomade sait comme personne négocier ses prérogatives avec une humeur égale et respecte scrupuleusement les lois fondamentales de notre peuple. Ma mère le tient en haute estime. Ma nouvelle fonction au sein des marchés m'a fait comprendre combien cela est mérité. Nous avons souvent parlé ensemble, lui en toute simplicité, moi repue de ma curiosité. J'accepte avec joie.

_ Permettez-moi de vous faire part de mon admiration, ajoute-t-il sans feinte.

_ Je ne vois pas en quoi mon escapade...

_ Vous montez cet animal.

_ Je dirais plutôt qu'il daigne me porter.

Il me rappelle alors que c'est sa famille qui l'a offert à la reine de la part de son empereur. Un cadeau empoisonné en quelque sorte car le bel étalon est une tête brûlée impossible à dompter. Il faut donc croire que l'animal sait mieux domestiquer la bête que je suis. Il approuve d'un rire sonore. Puis il m'invite à rejoindre la tente des femmes pour que je puisse me mettre à mon aise et profiter des soins de ses filles.

_ J'espère que vous les excuserez, murmure-t-il, mais je crains qu'une amazone soit pour elles une poupée bien exotique.

J'entre. Une contre sept ! Par tous les dieux de l'Olympe, jamais je n'ai entendu autant d'oiseaux pépier.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant